Sébastien Jondeau, l’ange gardien de Karl Lagerfeld

Pendant vingt ans, Karl Lagerfeld a confié les moindres détails de sa vie à Sébastien Jondeau. Cet ex-gamin des banlieues est devenu son bras droit, son bras gauche et est resté à ses côtés jusqu’à son dernier souffle. Dans le livre « Ça va cher Karl?», Sebastien Jondeau raconte son histoire, ses origines et ces vingt années extraordinaires passées dans l’ombre d’un génie. Photos: Buonomo & Cometti. Interview téléphonique : Isabelle Cerboneschi

Sébastien Jondeau, chemise Karl Lagerfeld by Sébastien Jondeau. ©Buonomo & Cometti

Sébastien Jondeau est né dans la banlieue nord de Paris en 1975 et n’avait aucune raison d’en sortir. Si ce n’est en risquant d’être envoyé au trou peut-être, un jour, pour vol, ou Dieu sait quoi. Il est âgé de quatre ans quand sa vie vole en éclats : sous l’emprise de l’alcool, son père menace de tuer sa mère avec une carabine. Elle prend son fils sous le bras et s’en va pour toujours. Direction : une autre vie et un autre homme. Le beau-père de Sébastien Jondeau possède une entreprise de transports et jouera un rôle décisif dans la vie de son beau-fils : c’est indirectement grâce à lui qu’a eu lieu la rencontre entre l’ex-gamin des banlieues et le directeur artistique de Chanel et de Fendi.

Tu as raison, il faut demander dans la vie, sinon on n’obtient rien, Karl Lagerfeld.

Parlons justement de cette fameuse rencontre. C’est l’été et Sébastien Jondeau travaille pour CST, la compagnie de son beau-père. Par un beau jour de juillet 1990, un client fait appel à ses services afin de transporter quelques meubles. L’adolescent fait partie de l’équipe de manutentionnaires. Il raconte…

« On arrive au 51, rue de l’Université. Je n’ai aucune idée ni de chez qui on va, ni d’où on est. Je suis dans la cour d’un hôtel particulier, dans ma salopette de travail et mon blouson siglé CST, il est 14 heures, et je découvre les lieux. Pour moi, l’endroit est un château. J’ai conscience que c’est exceptionnel. On attend dans la cour pavée qu’on nous fasse entrer. À l’intérieur, que du mobilier du XVIIIe siècle. On patiente encore. Clément, l’homme de maison, nous informe que Monsieur n’est pas là. On attend encore trois heures. Je tourne en rond. J’ai envie de me casser. Je suis une pile électrique.
Monsieur arrive. Je me souviens de son catogan. Lagerfeld porte des grosses lunettes fumées, c’est plutôt un type sympathique. Il nous présente ses excuses pour l’attente, nous dit bonjour à tous en nous serrant la main. À moi, il dit : « Vous êtes bien jeune pour travailler comme ça. » Je lui explique que ce sont les vacances scolaires et que je suis obligé de travailler. Je suis le seul à qui il parle un peu. J’ai l’air d’un gosse. On déplace des meubles, Karl dirige les opérations. En une demi-heure, c’est réglé. À la fin, il nous file un pascal (500 francs) à chacun. Je n’en reviens pas. Aucune arrogance de sa part. Il est cordial et simple, mais quelle générosité ! Quand je démonte une table de radio de 20 tonnes, on se partage 200 francs chacun… 10 francs le kilo de cuivre, 1 franc le kilo d’acier, 4 francs le kilo de plomb…
On a compris que ce client-là n’est vraiment pas comme les autres. »

Neuf ans vont s’écouler avant que Sébastien Jondeau commence à travailler à mille pour-cent pour ce client pas comme les autres… Après avoir fait l’armée, il cumule les boulots : il vend des sandwichs au Stade de France, il est boxeur, transporteur, manutentionnaire sur les chantiers, dont celui de la maison Elhorria, appartenant à Karl Lagerfeld à Biarritz. Nous sommes en 1998. C’est là, dans les jardins, qu’il ose lui faire la demande qui va changer sa vie. « Là je me lance et je lui dis que j’adorerais travailler pour lui. » Et le créateur lui répond : « Tu as raison, il faut demander dans la vie, sinon on n’obtient rien. » Le 20 décembre de la même année, Karl Lagerfeld lui tend une lettre, l’invitant à prendre rendez-vous avec son homme d’affaires afin qu’il lui établisse un contrat de chauffeur. Et le créateur lui lance en passant : « Joyeux Noël! »

Sébastien Jondeau commence en janvier 1999 et l’aventure durera vingt ans. Il n’appartient pas au monde de Lagerfeld, mais il a du bon sens, il est sérieux, honnête, il aime les filles, la bagarre aussi. Le créateur lui apprendra mille choses, dont l’amour des mots, des beaux objets, de l’art et l’usage du monde. A son corps défendant, Jondeau intégrera les codes du parisianisme. Il apprend l’anglais aussi. Dans le monde multilingue du créateur, qui maîtrisait le français, l’anglais, l’allemand et l’italien couramment, parler une seule langue ne suffit pas.

J’étais un multi-Karl

Ces vingt années passées aux côtés de Karl Lagerfeld furent une suite de premières fois: premier voyage à New York en 2001, à Saint Tropez en 2005, à Los Angeles, et dans tant d’autres lieux qu’il n’aurait pu rêver découvrir sans son mentor. Sébastien Jondeau est un personnage entre deux temporalités : un brin Gabin sur les bords, mais un Gabin qui serait né un an avant sa mort. Fortement improbable.

Dans son livre « Ça va cher Karl? », co-écrit avec la journaliste française Virginie Mouzat, il raconte les moments lumineux, les voyages, les personnalités croisées, les Noëls passés en tête à tête, les premiers signes de la maladie de Karl Lagerfeld en juin 2015, à Ramatuelle, les soins, les derniers jours, le dernier souffle, sa main dans la sienne. C’est lui qui a vêtu le créateur avec ses éternelles chemises Hilditch & Key faites sur mesure, sous une veste signée Hedi Slimane, le jour de ses obsèques.

Le livre de Sébastien Jondeau a valeur de témoignage. Il raconte un Karl Lagerfeld tel qu’il ne se montrait pas en public, loin de la marionnette qu’il se vantait d’être devenu. Un patron exigeant, mais généreux, gentil, même s’il détesterait voir cet adjectif accolé à son nom.

INTERVIEW

Comment définiriez-vous le rôle qui était le vôtre aux côtés de Karl Lagerfeld?

Sébastien Jondeau : Je le définis assez simplement : j’étais son bras gauche et son bras droit. J’ai été embauché au début pour m’occuper de sa sécurité. J’ai aussi joué le rôle de factotum, c’est à dire que je m’occupais de son courrier et je n’aimais pas trop cela, de chauffeur, d’assistant. En fait j’étais un « multi-Karl ».

Vous aviez été engagé comme chauffeur, mais très vite vous êtes devenu bien plus que cela.

J’étais très motivé. J’ai toujours été un travailleur acharné, même avant de travailler pour Karl : j’avais envie de réussir socialement et matériellement. Quand on est un manuel, comme moi, la meilleure façon de réussir, c’est de creuser et j’ai eu la chance de creuser dans le bon sens. J’étais bien éduqué et respectueux et je mettais tout mon coeur à l’ouvrage. Il avait confiance en moi.

Avez-vous senti le moment de bascule où vous aviez gagné sa confiance?

Les choses se sont faites naturellement : la confiance est venue petit à petit. Il m’a donné alors la chance de tout essayer, de découvrir, d’apprendre, de rencontrer plein de gens différents. Il m’a donné le pouvoir de la parole et il m’a ouvert des portes.

Sébastien Jondeau, blouson Karl Lagerfeld, ©Buonomo & Cometti

Une relation professionnelle de 20 ans ne peut pas exister sans un juste équilibre entre ce que l’on donne et ce que l’on reçoit. Qu’avez-vous le sentiment de lui avoir apporté?

Ce serait prétentieux de ma part de dire que je lui ai donné ceci ou cela… Je lui ai donné mon temps, ça c’est sûr. Je peux aussi imaginer que je lui ai apporté une certaine énergie qu’il ne trouvait pas autour de lui. Quand je suis arrivé dans sa vie, j’avais à peine 23 ans. Je venais d’un univers complètement différent du sien, j’étais un électron libre, j’avais une bande de potes avec qui j’étais lié de manière indéfectible. Je lui ai apporté la vision d’une certaine vie qu’il ne connaissait pas.

Vingt ans, c’est un pan de vie. Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre sans suivre la chronologie?

C’est un choix que nous avons fait avec ma co-auteur, Virginie Mouzat. Cela aurait été trop simple, et cela ne me ressemblait pas, de l’écrire dans un ordre chronologique. Je suis quelqu’un qui part dans tous les sens et il faut me contrôler. Je peux être là, avec vous, et faire trois ou quatre autres choses en même temps. J’essaie de me canaliser. Avant de rencontrer Karl, quand j’ai terminé l’armée, je travaillais sur les marchés, dans la sécurité, je faisais des sandwichs au Stade de France, des combats de boxe, je livrais dans toute l’Europe, j’avais quatre ou cinq boulots à la fois. J’ai du mal à me focaliser et c’est ce que Virginie Mouzat a rendu dans le livre. Sauf lorsque je travaillais avec Karl : je me suis entièrement concentré sur lui.

Votre vie aux côtés de Karl Lagerfeld avait quelque chose de miraculeux, mais il y avait aussi une partie qui ressemblait à une cage dorée. Vous étiez « appelable » en tout temps.

C’était la raison pour laquelle il me payait. Je devais m’occuper de lui et il fallait être dévoué corps et âme. Cela faisait partie du deal. Au début, cela a été compliqué quand j’ai dû changer mes programmes et annuler mes vacances, puis c’est devenu naturel. Il m’arrivait très rarement de pouvoir faire ce que les gens « normaux » font : organiser des dîners, des apéros, des week-ends à droite ou à gauche. Mais cela m’allait très bien comme ça. Oui c’était une cage dorée, mais je pouvais l’ouvrir de temps de temps.

Il y avait le Karl Lagerfeld public et le Karl Lagerfeld intime. Très peu de personnes ont pu approcher cet homme-là. Vous en faisiez partie. Sans trahir ses secrets, que pourriez-vous en dire?

J’en dis beaucoup dans le livre. Il avait l’air un peu dur, caché derrière ses lunettes, mais en réalité, il était généreux, gentil. Il aimait les gens mais il ne voulait pas le montrer. Karl se protégeait. C’est cela son vrai secret : c’était quelqu’un de profondément bien. Le peu de gens qui ont été chassés de son entourage l’avaient trahi. Lui ne trahissait personne. Karl dans l’intimité, c’était quelqu’un de simple dans un monde de paillettes très compliqué.

Sébastien Jondeau, jeans Karl Lagerfeld. ©Buonomo & Cometti

Dans votre livre vous évoquez ses « boys », Brad Kroenig, Baptiste Giabiconi, Jake Davies. Qui étaient-ils vraiment?

S’il s’agissait d’histoires d’amour, seul Karl pourrait vous répondre. Ils étaient des sortes de muses. Ils l’inspiraient dans ses créations. En tout cas de mon point de vue. Ils étaient de passage dans la vie de Karl, mais il les a aimés, sinon ils n’auraient pas passé autant de temps avec nous.

Karl Lagerfeld avait du pouvoir, il le savait et aimait l’exercer. Vous écrivez : « diviser pour mieux régner, c’est aussi son privilège. » En quel sens?

C’est le privilège de tous les grands hommes, des grands patrons. Karl aimait jouer de son pouvoir dans le domaine professionnel et dans son cercle privé, mais ce n’était pas méchant. Diviser pour mieux régner, c’était une manière pour lui de garder le contrôle.

Vous aviez une chance sur des millions de travailler à ses côtés. Lors de la signature de votre livre dans la librairie Galignani à Paris, le 30 janvier dernier, il y avait l’habituelle tribu de la mode mais aussi beaucoup de jeunes des banlieues qui vous considèrent comme un « role model ». Quel conseil aimeriez-vous donner à ceux qui rêvent de rencontrer leur pygmalion, leur chance, leur heure?

Pour les gens qui viennent de la banlieue, comme moi, ce n’est pas facile d’évoluer dans un milieu social différent et de vivre dans une métropole. Mon premier conseil, c’est de croire en soi et en ses rêves. Il faut être convaincu que l’on va s’en sortir et se battre afin d’arriver à une certaine réussite et faire quelque chose qui nous plaît. Ce livre est un message d’espoir. J’ai eu énormément de chance, mais il faut aller la chercher sa chance, car elle ne vient pas comme ça.

Est-ce que, depuis la parution de votre livre, la maison Audemars Piguet vous a rendu la montre que Karl Lagerfeld vous avait offerte et que vous leur aviez confiée pour être réparée?

Toujours pas ! Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs…

Karl Lagerfeld ne voulait pas aborder avec vous la questions du futur. Le Parisien a révélé que vous figuriez dans son testament. Cela veut-il dire qu’il avait pris ses dispositions pour que vous n’ayez pas à vous inquiéter de votre futur?

Cela reste encore très vague, cette histoire de testament. C’est un méli-mélo de problèmes qui n’ont toujours pas été réglés. Il a eu des gestes généreux envers beaucoup de gens, mais il avait de mauvais conseillers et des choses n’ont pas été gérées correctement. C’était un créatif, il avait d’autres choses à faire. Mais en effet, il avait pensé à moi.

Vous avez passé vingt ans à ses côtés et vous l’avez observé travailler, dessiner. Vous avez aussi créé des collections capsules pour la maison Karl Lagerfeld et des vêtements de sport pour Fendi. Que dirait-il en les voyant?

C’est la maison Karl Lagerfeld qui était venue me chercher pour faire ces collections. Karl n’est pas du tout intervenu pendant le processus de création, mais il avait donné son accord. Il était très fier quand il a vu les vêtements réalisés avec le studio. Je ne suis pas designer, mais je me suis exprimé à ma façon. En revanche, la ligne que j’ai faite avec Fendi, il ne l’a pas vue. Je pense que ça lui plairait. Il dirait que cela me ressemble. Ce sont des vêtements entre le streetwear et le sport. Même si je ne sais pas bien dessiner, j’ai eu la chance d’observer la manière qu’il avait de préciser tous les détails autour de ses dessins, les matières, les couleurs. Le voir créer pendant toutes ces années, cela a laissé une trace. C’était comme aller à l’école.

Qu’est-ce qui vous plaît dans ce travail de design?

Cela m’a permis de développer quelque chose en moi que je ne connaissais pas : un côté créatif. Je peux continuer à travailler avec des gens que j’aime, garder ce lien familial avec les maisons Lagerfeld et Fendi, et pourquoi pas, un jour avec Chanel ? Karl travaillait avec ces trois maisons sans appartenir à aucune. Cette liberté, c’est un mode de vie qui me correspond. Je ne pourrais pas être enfermé dans un bureau neuf heures par jour. J’ai toujours été un électron libre. Ce besoin de liberté a fait qu’à certains moments de ma vie, j’ai choisi de me trouver du bon côté plutôt que du mauvais. J’avais très peur de me retrouver enfermé, si vous voyez ce que je veux dire… J’ai choisi le travail plutôt que les bêtises.

Avez-vous d’autres collaborations de prévues?

Non, mais j’ai d’autres projets qui commencent à se concrétiser. L’un d’eux tourne autour de l’image de Karl. On l’avait conçu de son vivant, avec Jean Roch (une figure du monde de la nuit parisienne et tropézienne qui avait créé le VIP room, ndlr), et Karl l’avait validé. J’ai aussi dans l’idée d’ouvrir un hôtel où l’on viendrait pour faire du sport. Le sport, c’est mon milieu. J’aimerais créer quelque chose qui soit à moi et qui reste.

Sébastien Jondeau, survêtement Fendi, sneakers Karl Lagerfeld, ©Buonomo & Cometti

La maladie de Karl Lagerfeld a duré des années. Vous avez géré ses rendez-vous à l’hôpital, avec les médecins, vous avez fait en sorte que rien ne fuite, vous l’avez porté sur votre dos quand il n’arrivait plus à marcher, et finalement , vous lui avez tenu la main lorsqu’il a rendu son dernier souffle. Est-ce que l’on en sort indemne?

Sa maladie a duré des années mais il n’a souffert que les derniers temps. On n’en sort jamais indemne. C’est pour cela que je vois une thérapeute. J’ai perdu beaucoup de gens que j’aimais avant de perdre Karl. Il n’était pas qu’un boss, il était aussi un père, un ami, un mentor, une mère, un confident. Notre relation était faite de tant de choses mélangées! Quand on perd quelqu’un qui a joué tous ces rôles, ça laisse des traces.

La vie après Karl, c’est comment?

La vie sans Karl est triste. Il était très drôle et m’a apporté beaucoup. Il est vrai qu’il n’y a plus de cage dorée, ce qui me permet d’être libre de réaliser des choses que je ne pouvais pas faire avant, mais c’est plus fade. Le moment est venu de tourner une page, de garder tous les bons moments et de découvrir une nouvelle vie. J’aimerais trouver l’amour, une femme qui me corresponde et créer une famille avec elle. Ce n’est pas un but en soi, mais j’en ai très envie.

Alors je reprends votre propre conseil: il faut y croire et vous battre pour vos rêves.

Exactement. C’est ce que je fais en ce moment. Quand on veut commencer une vie à deux, on ne peut pas arriver avec tous ces bagages qu’on traîne derrière soi. Il faut s’alléger.

Ça va cher Karl ? Sébastien Jondeau, avec la collaboration de Virginie Mouzat, ed Flammarion, 27.01.2021