Les collectionneurs en quête de montres F.P.Journe

Depuis quelques années, les garde-temps signés F.P.Journe atteignent des prix phénoménaux lors des enchères. Plusieurs raisons à cela si l’on en croit Aurel Bacs, le commissaire-priseur horloger. Les explications sont à la fois macroéconomiques, mais surtout liées au maître horloger lui-même, à sa  constance, à la complexité et la rareté de ses garde-temps, à l’intemporalité de son style, et à un prix de vente qui se justifie, entre autres raisons. Nuls frais cachés d’ambassadeurs ou de marketing chez F.P.Journe. Analyse. Isabelle Cerboneschi

Les enchères horlogères génèrent environ 500 millions d’euros par an. Le secteur a explosé ces vingt dernières années et les montres mises aux enchères font des résultats phénoménaux. Mais pas n’importe quelles montres.

Certaines grandes marques de l’horlogerie, comme Patek Philippe, ou Rolex, sont des succès d’enchères depuis des décennies. Mais il est un nom qui émerge depuis quelques années : F.P.Journe. Le 9 novembre 2019, le prototype de la montre Astronomic Blue en tantale, que le maître horloger avait développé spécifiquement pour Only Watch, a été adjugé pour la somme de CHF 1’800’000. En juin 2020, la maison Phillips a vendu un Chronomètre à Résonance Souscription no 14, doté d’un boîtier unique en platine et or rose pour CHF 1,040,000 et un Tourbillon Souverain, également Souscription no 14 pour CHF 1,400,000. Ces deux pièces, de type « souscription », c’est-à-dire « pré-financées », furent parmi les premières produites par François-Paul Journe et appartenaient au joaillier Lorenz Baümer, collectionneur et ami de l’horloger.

Lorsqu’on lui demande ce qu’il ressent lorsqu’il voit le prix de ses montres s’envoler aux enchères, François-Paul Journe répond « deux choses : cela me fait plaisir, car ce que je fais est reconnu à sa juste valeur. Mais en même temps, je n’aime pas trop la spéculation. Dans les boutiques, nous faisons très attention à qui nous vendons nos modèles afin d’être sûrs qu’ils soient acquis par des collectionneurs et pas par des spéculateurs. » Comment les reconnaître ? « Lorsqu’un client que l’on ne connaît pas s’intéresse à l’une de nos montres, nous prenons son nom, son adresse et son numéro de téléphone, car nous n’avons généralement pas la marchandise dans la boutique. Mais il arrive que des revendeurs nous envoient de faux clients. Et pour éviter que cela arrive à un détaillant, nous ne leur confions pas le droit de vendre des pièces dont le prix dépasse 250’000 francs. »

François-Paul Journe est l’un des plus grands maîtres horlogers de ce siècle et d’une partie du précédent. Il a commencé modestement, mais, parce qu’il est pire qu’un jusqu’au boutiste et qu’il va au-delà de ce qui pourrait être considéré par d’autres comme une forme de perfection, il a réussi au fil des décennies à imposer son nom au sommet de la hiérarchie horlogère. Difficile à suivre dans ses quêtes d’absolu, hermétique parfois lorsqu’il se lance dans des projets qui peuvent durer six ans, voire plus, il réalise des garde-temps rares, dotés de complications tout aussi rares, qui sont de plus en plus recherchés sur le marché, et par conséquent, lors des ventes aux enchères. Et comme il ne produit que 900 montres par an, la demande ne peut pas être étanchée.

C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle il avait créé le service Patrimoine en 2016. « L’idée m’est venue par hasard, confie François-Paul Journe. Un client recherchait un modèle particulier et ne voulait pas l’acheter lors d’une vente publique, ni sur internet. Il nous a demandé de le racheter pour lui, de le remettre en état et de lui donner une garantie. » Le service patrimoine était né. François-Paul Journe ne rachète que des montres qui ne sont plus en production. Elles sont entièrement révisées dans ses ateliers et vendues comme neuves dans ses boutiques, avec un certificat d’authenticité et une garantie de trois ans. « La première année, nous avons fait un chiffre d’affaires de 1,7 million. Ce n’est pas du gain, car il s’agit d’un service et la marge est toute petite, mais c’est bon à la fois pour notre image et pour nos clients, qui sont heureux de pouvoir acquérir une montre en parfait état, presque comme si elle sortait de la manufacture. Je les achetais chez Christie’s, chez Sotheby’s, mais du fait de l’augmentation des prix, c’est devenu difficile, voire impossible. J’ai essayé d’acquérir deux montres chez Artcurial récemment, mais je n’ai pas pu. Il y avait notamment un calendrier en or de 2003-2004, qui est parti aux enchères à 188’000.- euros. À l’époque je l’avais vendu 35’000.- francs ! » Le maître horloger a donc dû diversifier ses sources et rachète certains modèles aux clients qui les lui proposent à travers ses boutiques.

Quand on connaît l’homme qui est derrière tous ces mouvements, cela apporte une profondeur au garde-temps, et le collectionneur se sent en confiance,
Aurel Bacs, commissaire priseur horloger, Phillips

Lorsque l’on demande à Aurel Bacs, le fameux commissaire priseur horloger senior consultant chez Phillips, comment il analyse l’engouement croissant des collectionneurs pour les les montres FP Journe, il répond qu’il n’existe pas qu’une seule raison, mais plusieurs. « Ce qui est surprenant, c’est que les deux derniers records – le Chronomètre à Résonance vendu CHF 1,040,000 et le Tourbillon Souverain à CHF 1,400,000 – ont été réalisés entre deux lockdowns, en été 2020. Or il se trouve que 2020 fut notre meilleure année. Le succès obtenu par les montres FP Journe est lié à l’état du monde : avec la pandémie, de nombreuses personnes ont réfléchi à la manière dont ils voulaient investir leur argent. Dans de nombreux pays, les banques pratiquent des taux négatifs. Les personnes qui ont une fortune personnelle ont pris conscience que certains plaisirs n’étaient plus accessibles, comme partir sur une plage aux Caraïbes, par exemple. Ils ont réalisé qu’il y avait d’autres plaisirs que l’on pouvait consommer chez soi, comme une bonne bouteille de vin, une œuvre d’art, ou de la belle horlogerie. J’observe également un intérêt croissant des clients pour les garde-temps de très haute qualité, intemporels, avec du contenu, une histoire, et derrière lesquels on perçoit l’horloger, le créateur. Quand on connaît l’homme qui est derrière tous ces mouvements, cela apporte une profondeur au garde-temps, et le collectionneur se sent en confiance. Or F.P.Journe répond à tous ces critères.»

Un autre facteur joue en faveur des montres F.P.Journe: leur prix. L’horloger ne signe pas des contrats s’élevant à plusieurs millions avec des ambassadeurs sportifs ou issus du monde du spectacle. Il ne dépense pas des sommes astronomiques dans des campagnes publicitaires. « Quand on achète un garde-temps F.P.Journe à 100’000 francs, on acquiert une montre qui vaut vraiment 100’000 francs, souligne Aurel Bacs. François-Paul Journe est un horloger authentique. Il s’est inspiré de la belle horlogerie du XVIIe siècle, mais il possède un style unique, qu’il a imposé depuis sa première montre. Il n’a jamais essayé de plaire aux Russes ni aux Chinois. Il ne cherche pas à plaire, d’ailleurs : il fait des montres selon son goût. Sa gamme de modèles est limitée. Il n’a jamais participé à la course aux grands diamètres. Ses montres sont intemporelles et le prix n’est pas exagéré. Contrairement à d’autres marques, il a su garder les pieds sur terre. Donc, si l’on résume, ses montres sont rares, exclusives, l’estimation attirante, d’un point de vue macro-économique, il y a eu la pandémie, des taux d’intérêt négatifs, certains s’en sortent plus riches qu’avant, d’autres moins. Les montres F.P.Journe sont parfaitement bien positionnées pour répondre aux besoins de l’époque. »

La cotation d’une montre vendue aux enchères est un gage de confiance en une marque. Celle-ci définit ses prix de manière unilatérale : libre au client de l’accepter, ou pas. Mais lors d’une vente aux enchères, le montant ne dépend plus de la maison horlogère, mais de la demande réelle. Le prix obtenu devient la valeur de marché. « D’ailleurs, un produit vendu aux enchères à un montant très inférieur au prix public, c’est terrible pour une marque », souligne Aurel Bacs. Ses confrères et lui-même en ont vu passer des garde-temps qui n’atteignaient même pas le quart du montant demandé en boutique…

Quel modèle F.P.Journe Aurel Bacs conseillerait-il à un collectionneur ? « S’il en a les moyens, je lui dirait d’acheter le top du top. Chez F.P.Journe, il s’agit des prototypes de la fin des années 1990 ou des années 2000, qui atteignent entre plusieurs centaines de milliers de francs et plus d’un million. Mais s’il s’agit d’une montre que la personne va porter, je dirais l’Octa Chrono. C’est un modèle automatique, il a une date, une fonction très utile quand on doit dater et signer un document, et le chronographe est un mécanisme intéressant. Ce garde-temps a un look discret, une forme classique, et pour quelqu’un qui n’est pas milliardaire, il reste abordable. Connaissez-vous une autre montre F.P.Journe intelligente, qui vaut quelques dizaines de milliers de francs ? Mon travail n’est pas de donner des conseils d’investissement, mais d’aider une personne à trouver LA montre, celle qui lui procure une émotion le matin lorsqu’elle la met au poignet. Et cela n’a pas de prix. »

Même s’il se méfie des spéculateurs, François-Paul Journe participera à la vente aux enchères biennale caritative Only Watch du 6 novembre 2021, qui aura lieu chez Christie’s, à l’hôtel des Bergues, à Genève. « Nous allons proposer le prototype d’une nouvelle montre qui sera lancée cette année. Mais je ne peux pas encore la dévoiler car le catalogue des ventes n’est pas encore publié. » Ce modèle fera un nouveau record, sans doute. Ce qui réjouira pleinement François-Paul Journe, car quel que soit l’acquéreur, la somme ira à l’Association Monégasque contre les Myopathies. Une cause qui lui est chère.