Lou Doillon, sa voix est un miracle

La chanteuse Lou Doillon a cherché sa voie des années durant avant de se dédier à sa passion de toujours : la musique. À cause d’une déformation des cordes vocales, elle aurait pu ne jamais parler. Et pourtant, elle compose et écrit des chansons depuis l’enfance. En 2012, Etienne Daho a produit son premier album Places, grâce auquel elle a obtenu une Victoire de la musique. En décembre dernier, elle a produit un long format musical d’une étrange beauté : Claim Me. Au téléphone elle se confie. Photos : Zélie Noreda. Interview : Isabelle Cerboneschi

Claim Me (Viens me chercher), le dernier opus de l’artiste française Lou Doillon, est une œuvre d’art en soi. C’est à la fois un disque, dont elle a écrit la musique et les paroles, mais aussi un film qu’elle a réalisé et sur lequel elle a dessiné. Un objet d’art parfaitement identifié et terriblement addictif. « Si l’on n’aime pas Claim Me, alors on n’aime pas mon travail » dit-elle. Elle s’est mise entièrement dedans, corps et voix compris.

Sa voix. Parlons-en. C’est un miracle. Je ne dis pas cela dans le sens où son timbre m’émeut, même s’il a cette vertu, mais j’utilise ce mot de manière littérale. Au vu de sa physiologie, et de la configuration de ses cordes vocales dotées de nodules, Lou Doillon aurait pu ne jamais parler. Alors chanter ! Oui, c’est un miracle où la volonté joue un rôle, aussi.

La fille de Jane Birkin et du réalisateur Jacques Doillon est tombée dans une marmite artistique à la naissance et puisque tout était là, elle a décidé de chatouiller toutes les muses : celle du cinéma, avec son père, du dessin aussi. Lou Doillon a passé quelques années à faire du mannequinat. Rien qui la satisfasse vraiment. Elle a surtout composé des chansons, des centaines de chansons, sur lesquelles elle posait quelques accords à la guitare. Mais tout ceci relevait de son jardin secret.

A l’âge de 19 ans, Lou Doillon a eu un fils avec le musicien John Ulysses Mitchell. La musique a toujours été sa passion, mais c’était le fief de sa mère et sa demi-sœur Charlotte Gainsbourg, toutes deux dotées d’une voix fluette et haut perchée. C’est grâce à l’intervention d’Etienne Daho, invité par Jane Birkin à l’écouter chanter, qu’elle a pu créer son premier album Places. Daho a tout de suite compris la puissance de son talent. Lou Doillon a débarqué dans ce monde-là avec sa voix grave, légèrement fêlée, belle, qu’elle dit ne pouvoir maîtriser. Personne ne l’attendait. Et badabim, elle a remporté une Victoire de la Musique en 2012. Les cyniques, ceux qui croyaient à un caprice de it girl, n’avaient plus qu’à laisser les autres l’écouter en paix.

Son premier album a été produit par Etienne Daho et mixé par Philippe Zdar, mon frère. A l’époque, il avait laissé tomber l’enregistrement de l’album de Cat Power pour pouvoir mixer celui de Lou Doillon en dix jours. Il m’avait parlé d’elle comme d’une révélation. Il voulait tant que l’on se rencontre. « Tu vas l’adorer », me disait-il. Il a rejoint les étoiles en 2019, mais la rencontre a eu lieu quand même, par téléphone. Et il avait raison, je l’ai adorée.

INTERVIEW

Claim me est un objet sonore beau et douloureux à la fois. Quand vous chantez « viens me chercher », qui est cette personne que vous appelez de vos vœux?

Lou Doillon (Rires). Je ne sais pas encore ! J’aimerais qu’il se révèle. Quand on travaillait sur mon premier album, Etienne (Daho) m’avait dit : « tu comprendras tes chansons sept ans plus tard ». J’ai compris mes trois premiers albums : Places, Lay Low et Soliloquy. Mais le dernier, pas encore… C’est pour cela qu’il faut laisser partir une chanson, la jouer sur scène, et attendre que le public, les journalistes, l’interprètent aussi.

C’est cela, l’inspiration, finalement?

Je pense. C’est la chance que nous avons de faire des métiers comme celui-là : on forme, on fabrique, on forge une matière première qui est l’inconscient. Finalement, une grande partie de notre création nous échappe, car la création relève aussi de l’instinct. Il y a une magie dans l’acte de créer. C’est un peu comme dans le film Fantasia : on fait jaillir des choses, mais ce que l’on voit, on ne s’y attendait pas forcément.

Chanter en anglais permet de ne pas dévoiler l’être à qui l’on s’adresse. Derrière un you, il peut y avoir un homme, une femme, un membre de votre famille, et personne ne peut le savoir, sauf vous.

Cela peut être moi, aussi… L’anglais est une langue extrêmement malléable, parlée dans le monde entier et qui accepte de faire partie du vivant. J’écoutais récemment à la radio un historien franco-britannique expliquer que la langue française était littéralement et physiquement gardée par l’Académie Française, alors que la langue anglaise est extrêmement souple. Elle accepte d’être tirée dans tous les sens, d’être réinventée systématiquement. Elle possède quelque chose de populaire et de simple. On s’en rend compte quand on traduit les Beatles : en français, leurs chansons perdent beaucoup de leur magie. Si je devais écrire un jour un objet littéraire, ce serait en français. J’adore la langue française. Mais pour exprimer quelque chose qui est de l’ordre du païen et du magique, comme la chanson, l’anglais m’offre plus d’espace.

Pour écrire Claim Me et réaliser la vidéo, où l’on vous voit dans votre bain, sans maquillage, vous semblez avoir plongé en vous, sans avoir peur de ce que vous alliez y trouver.

Quand je m’embarque et que je plonge en moi, c’est comme une aventure où je sais que je peux me faire peur, mais cela m’excite assez. Etre l’objet de son propre travail permet de s’en foutre de la politesse, de la pudeur, du regard de l’autre. Quitte à me faire face, autant me filmer mal lunée au réveil, sans tous les attributs derrière lesquels je me planque normalement : la frange, les cheveux, le sourire… J’ai une nature qui tend vers la douceur et la seule personne que je me permets de secouer profondément, c’est moi-même.

Votre voix a un timbre particulier, grave, avec une fêlure. Est-ce pour mieux laisser entrer la lumière, pour paraphraser la chanson Anthem de Leonard Cohen ?

C’est drôle, j’y pensais ce matin, justement. Je regardais une photo très belle de ma sœur Kate (Barry) qui, à part réaliser des portraits, photographiait des fissures et des bouts de trottoir. J’ai retrouvé ces images ce matin et j’ai tout de suite pensé à cela : There is a crack, a crack in everything. That’s how the light gets in. (Il y a une fissure, une fissure dans tout. C’est comme ça que la lumière peut entrer, ndlr). C’est ce qui me plaît beaucoup avec la voix. Quand j’étais plus jeune, j’ai entamé une carrière d’actrice avec mon père. Or une fois que les prises étaient faites, il ne les regardait pas mais il les écoutait. Je lui ai demandé pourquoi et il m’a répondu : « Parce que l’image triche mais la voix, elle, ne peut pas tricher. » Cela m’avait marquée. Avec la voix, on ne peut pas magouiller. Je m’en suis rendu compte en chantant sur scène : quand l’émotion monte trop fort, que les larmes sont tout près, on ne peut plus chanter car la gorge se resserre. C’est une sorte de papier carbone, la voix. Elle récupère toutes les émotions. Physiquement, je peux planquer mes peines, mes douleurs, mes angoisses, mais pas avec ma voix. Il m’a fallu du temps pour l’accepter d’ailleurs. J’ai été entourée de femmes qui chantaient avec une voix très haute, et je pensais que chanter, c’était cela : avoir une voix comme perchée sur un fil. Ma grosse voix grave part du sol. Et je suis ravie qu’elle soit perméable à tout ce qui m’est arrivé. Je travaille avec un instrument étrange.

Pourquoi est-ce un instrument étrange ?

J’ai une malformation des cordes vocales. Mon ORL m’a dit un jour que c’était un miracle que je puisse parler : normalement, je ne devrais pas être capable d’émettre un son. Parler, chanter, c’est gérer le bâillement entre ces deux cordes et la manière dont elles se touchent. Or les miennes ne se touchent pas du tout, mais chacune possède une excroissance, un nodule, situé exactement au même au même endroit. Cela porte un nom très joli : des kissing nodules. Chaque son que j’émet est comme un baiser. Je ne sais pas trop ce qui va sortir, quand je chante. J’ai du mal à tenir les notes car je perds quasiment tout mon souffle. C’est comme si ma voix était quelqu’un d’autre et qu’elle faisait ce qu’elle voulait. J’essaie juste de la suivre. De toute façon, je n’ai pas d’autre option.

Vous êtes une artiste à 360 degrés, actrice, chanteuse, dessinatrice. C’est vous qui avez dessiné et réalisé le clip de Claim Me. C’est important pour vous d’être à la base de la création de ce long format ?

Comme le projet est autoproduit, c’était un risque que je voulais m’autoriser. Il y a quelque chose d’épuisant dans le fait de tout faire soi-même. Écrire une chanson, c’est choisir une phrase et renoncer à cinquante autres, choisir une mélodie, c’est en prendre une et laisser tout le reste, le clip, c’est dessiner 13’000 traits. On se convainc alors que les choix que l’on a fait sont les bons. J’ai parfois failli tout arrêter, mais cette chanson me donnait de l’espoir. J’avais envie d’être cette fille-là, avec cette force en elle. Si l’on n’aime pas Claim Me, c’est que l’on n’aime pas ce que je fais car je revendique ce titre du début jusqu’à la fin.

Patti Smith vous a demandé d’illustrer le livre anniversaire de Just Kids, l’autobiographie qu’elle avait écrite sur ses jeunes années avec Robert Mapplethorpe avant qu’ils deviennent des stars. Comment cela s’est-il passé ?

J’ai dit oui parce que j’aime ce livre et j’aime Patti Smith. Mais pendant le processus de création, j’avais l’impression de tenir la chandelle dans un couple : je devais illustrer un texte où il y avait déjà les photos des deux personnages, leurs dessins et leur écriture manuscrite. Je ne savais pas où me situer. Jusqu’au jour où j’ai compris qu’il s’agissait d’un livre sur deux personnes qui allaient devenir des icônes, qui ne l’étaient pas encore, mais qui, au fond d’eux-mêmes, connaissaient leur destin. Il leur fallait encore se révéler. J’ai donc pu me permettre de les dessiner sans leurs mains, ni leurs visages et étrangement, leur présence s’est elle aussi révélée.

Sur votre bras gauche est tatoué cette phrase : it’s just a ride (c’est juste un manège). Vous parlez de la vie ?

Oui, je parle de la vie. Bill Hicks, un comique américain qui est mort très jeune, terminait souvent ses spectacles avec cette phrase très belle : It’s just a ride. It goes up and down, and round and round and you can get off whenever you want.  (C’est juste un manège. Ça monte et ça descend, ça tourne et ça tourne, et vous pouvez en descendre quand vous voulez, ndlr). Il y a quelque chose d’inacceptable dans l’idée qu’au fil de la vie, on va forcément perdre à peu près tout : notre lucidité, notre corps, les gens que l’on a aimés,… Et en même temps, c’est tellement beau comme histoire : it’s just a ride !

Vous avez traversé des évènements extrêmement douloureux, je pense à la perte de votre sœur, la photographe Kate Barry, en 2013. Où allez-vous chercher les étincelles d’espoir pour continuer ?

Kate était un être merveilleux. Si je pense à elle comme la sœur que j’ai perdue, je suis à genoux. Mais si je me rappelle qu’elle était aussi une mère, une amoureuse, une copine, quelqu’un que les gens croisaient dans un bar, je me rends compte alors que je fais partie d’une chaîne d’humanité, qui est une chaîne de douleur, mais une chaîne de vie aussi. Il y a quelque chose de tellement magique d’avoir connu des gens magiques! Quelle chance on a eue ! Et quelle chance les autres ont eue de les avoir rencontrés ! Il faut continuer à avancer avec cela. Le jour de l’enterrement, j’avais l’impression d’être dans le backstage de la vie, de traverser Paris avec le corbillard et de voir que des gens continuaient à se marrer, à s’embrasser, à s’aimer. La seule réponse à la chute, c’est l’envol. Volez tranquille…