La mode face au principe de réalité
La collection automne-hiver 2021-22 présentée online samedi 6 mars est l’exemple parfait d’une mode qui s’adapte aux exigences du monde réel (il est question ici de style, pas de prix). Le principe du plaisir est remplacé par le principe de réalité. Cela n’empêche ni la beauté, ni la pureté, mais sans idéalisation. Isabelle Cerboneschi
En regardant le défilé Hermès en live, samedi après-midi, je me suis dit : « alors c’est donc à cela que ressemblera la mode en automne 2021 ? » À cette rigueur adoucie, à ce vestiaire hyper protecteur, intemporel, beau et pur, certes, mais au point d’en être presque martial. Cette collection est une réponse aux exigences du monde dans lequel on est plongé depuis un an.
Un vêtement est une création, un message, un embellissement, certes, mais il est aussi très prosaïquement une protection. Mélangez tout cela et vous aurez la collection automne-hiver 2021-22 d’Hermès. Nadège Vanhee-Cybulski n’a pas eu besoin de deviner l’air du temps de l’automne 2021, car on le connaît tous. Il ressemblera à celui du printemps 2021, à celui de l’automne dernier, et l’on peut même remonter ainsi jusqu’à mars 2020.
Mars 2020. C’est depuis cette date, qui marque les derniers défilés avec un public, qu’on les regarde sur internet depuis chez soi. Les marques réinventent la manière de montrer leurs collections. Elles filment leurs vêtements selon une narration qui leur permet de dire le plus de choses possibles, à la fois sur la collection, sur l’esprit du créateur et sur elles-mêmes. Hermès a choisi la forme du triptyque artistique, intégrant le défilé entre deux chorégraphies. La première, signée Madeline Hollander, s’est déroulée en live à New York, la seconde, une création de la chorégraphe chinoise Gu Jiani, fut filmée à Shanghai. « Je voulais que nous gardions une trace de ce moment particulier où la situation nous demande de faire davantage qu’un défilé : une performance en trois actes », explique Nadège Vanhee-Cybulski, dans la note d’intention du défilé.
Le défilé donc. Des peaux. Beaucoup de peaux. On peut s’y attendre chez Hermès, mais à ce point, cela relève du manifeste. Du daim ou de l’agneau, matières solides, résistantes, protectrices, autant de réponses à une époque qui déconcerte. De la peau sur la peau. La fluidité naît des plissés ou des ouvertures hautes, faites dans les jupes à la fausse sévérité, portées avec des pulls à cols montants. On voit peu de chair dans cette collection. C’est une femme qui a dessiné cette collection pour les femmes, et elle entend leur donner la possibilité de se sentir feminines sans se sentir nues. « Nous vivons en direct ce moment où la femme a besoin de s’approprier les termes de sa sensualité, libérée des stéréotypes. C’est un chantier fantastique pour les femmes d’aujourd’hui comme pour la mode », dit Nadège Vanhee-Cybulski.
La collection a été taillée dans des déclinaisons de roux, de rouille, de feuilles d’automne, le tout parsemé d’un peu de sable, de noir aussi, des couleurs de la terre nourrissière. Les coupes sont épurées à l’extrême. Même les robes fluides ont un col haut. Seule une robe couleur pêche laisse entrevoir des lendemains plus doux.
« Quand cette collection a commencé, c’était le néant total, car nous étions en confinement. On ne pensait même plus à créer. C’était la stupeur. On était tous enfermés chez soi. Très rapidement j’ai compris que c’était très important de continuer. C’était aussi une façon de vivre en ascèse créative. Chacun dans son cocon, sans le jugement de l’autre, pouvait aller plus loin dans son imaginaire », confie Nadège Vanhee-Cybulski au cinéaste Sébastien Lifshitz. Ce dernier a réalisé un film qui retrace l’historique de cette collection née dans des ateliers où tout le monde était masqué.
La directrice artistique a appréhendé cette collection à la fois avec un regard de créatrice mais aussi de sociologue : « Je n’ai pas voulu exprimer la mélancolie ou le retrait, ce qu’a pu générer cette époque. Au contraire, j’était plutôt dans la réaction, une forme de résistance et je ne plierai pas face à l’effacement de toute individualité. » Elle ajoute : « Je me suis dirigée vers des matières qui pouvaient exprimer l’abri, le confort, la protection, mais sans oublier la finesse, le mouvement, la sensualité. Le plissé est travaillé comme une seconde peau et libère le vêtement, et donc le corps, et la femme peut vraiment vivre sans contrainte. » Disons, sans être entravée, car les contraintes liées à l’époque sont une réalité dont on ne peut s’extraire.
Les chorégraphies sont à l’image non pas de la collection, mais de l’époque. Celle de Madeline Hollander s’inspire de femmes dans la rue, de leurs mouvements, leur rythme. « Pour moi, ce spectacle n’est pas seulement une question de vêtements ou de performance. La situation actuelle nous a obligés à nous réinventer et à repenser le processus de production depuis l’intérieur : malgré la crise, nous devons continuer à collaborer et à découvrir des moyens créatifs qui nous permettent de franchir les obstacles. De nouvelles façons de fonctionner et de se produire émergeront, j’en suis sûr, de ces contraintes », relate la chorégraphe.
L’œuvre de Gu Jiani est une interrogation sur la force des femmes et l’esprit de solidarité qui les lie. « Ce projet ne met en scène que des danseuses afin de montrer la force des femmes. Pour illustrer cette force, je leur ai demandé d’exécuter des mouvements difficiles, dont certains proviennent du Bagua. J’ai essayé de combiner ces mouvements enracinés dans la culture chinoise avec des éléments de danses de salon. Je veux explorer ce qui ressort de la rencontre entre la dureté et la tendresse au fil des mouvements des danseurs et voir quel langage émerge de l’échange. »
Ce qui ressort de ce triptyque, dont la mode n’est peut-être plus l’élément central ? Le mot de la fin revient à Nadège Vanhee-Cybulski : « Il est urgent de vivre de nouveau, de nous aventurer vers l’inconnu. C’est un temps pour la reconstruction. Tant de choses sont encore à explorer, à commencer par le féminin, un concept qui a beaucoup changé ces dernières années. Le temps passe très vite et c’est le signal que nous devons nous réinventer. »