Kelly, le cœur accroché

En découvrant la montre Kelly d’Hermès, mon imaginaire s’est échappé. Il utilise parfois un objet comme tremplin et s’envole je ne sais où pour aller inventer une histoire. Par chance, lorsqu’il revient, il me la raconte et je la couche sur le papier, ou plutôt dans mon ordinateur. Voici la dernière en date… Isabelle Cerboneschi. Photographies et style: Buonomo & Cometti

C’est l’histoire d’un cœur qui s’est laissé prendre. Le mien. Je m’étais pourtant fait la promesse de ne plus laisser un homme s’en emparer. En tout cas pour un temps. C’était si simple: il me suffisait de le placer bien à l’abri dans un coffre, d’inventer une combinaison de chiffres impossible à retenir, de refermer la porte et d’oublier les trois C (coffre, code, cœur). Sauf que la vie a placé Louis sur mon chemin…

S’il y a un fautif dans cette histoire, c’est l’avocat qui m’emploie. J’étais venue l’écouter jouer du saxophone avec son groupe de jazz. Non content d’être un homme brillant qui écrit des livres sur la logique et le droit encensés par la critique et surtout par ceux qui n’ont pas réussi à dépasser le premier chapitre (j’en fais partie), il s’offre le luxe de jouer divinement du saxophone. Oui, je l’admire, mais c’est purement professionnel.

Ce soir-là, j’étais venu l’écouter jouer avec ma copine Emma. La première tournée était pour moi. J’étais en train de me frayer un chemin dans la foule pour la rejoindre avec mes deux Pisco sour lorsqu’un homme a fait un faux pas, a perdu l’équilibre et au lieu de se laisser tomber par terre comme il se doit, il s’est rattrapé à mon bras. Bras au bout duquel il y avait deux verres remplis de cocktail. Sous l’effet du choc, les deux Pisco sour ont élégamment valsé dans les airs façon jet d’eau péruvien et ont choisi son abondante chevelure châtain comme piste d’atterrissage.

Mon attaquant involontaire, transformé en Aquaman au citron vert, ouvrait et fermait sa bouche mais les mots qui en sortaient étaient largement recouverts par les mélodies du groupe qui avait commencé sa session. J’aurais pu me mettre en colère et l’abandonner là pour rejoindre Emma mais quelque chose me retenait. Ce quelque chose, c’était ses grands cils de Bambi collés au sirop de canne qui battaient l’air tandis qu’il me parlait.

J’ai charitablement approché mon oreille de sa bouche et je l’ai entendu me dire qu’il était désolé (c’était la moindre des choses), qu’il était extrêmement maladroit (je l’avais remarqué), et qu’il aimerait beaucoup me revoir dans d’autres circonstances pour se faire pardonner (celle-là, je ne l’attendais pas). Et sur ce, il a ajouté: « Au fait, je m’appelle Louis.» Il m’a tendu sa carte de visite, a demandé un torchon au barman pour s’essuyer vaguement et il est parti la tête haute et les cheveux poisseux.

Si vous voulez savoir comment s’est passé le concert, je vous répondrais qu’il était formidable, parce que mon boss est formidable, mais j’avais la tête ailleurs: dans ma poche, avec la carte de Louis. J’ai mis trois jours avant de laisser un message sur son portable. Je l’ai réécrit cent fois. Je ne savais pas comment m’y prendre. Devais-je lui rappeler que j’étais la fille qui l’avait arrosé? Peut-être pas. Je lui ai simplement écrit que nous avions fait connaissance lors d’un concert de jazz et que nous pourrions nous revoir, pourquoi pas? Il m’a répondu « Oui ». On s’est revus, puis l’on s’est revus, puis l’on s’est revus…

Pour notre premier rendez-vous, nous avons choisi le bar à chocolat de la Bonbonnière, à Rive. Le risque de lui renverser mon chocolat chaud sur les genoux était vraiment minime: une table nous séparait. Ce jour-là, j’avais décidé de porter le sac Kelly de ma grand-mère. Il est usé jusqu’à la corde, la poignée risque à chaque instant de me rester dans la main, mais je l’aime tendrement comme je l’ai aimée elle. Je me sens plus forte avec lui, sans doute parce que j’imagine ma Mamy derrière mon épaule qui me dit doucement: « Il est très bien ce garçon, ma chérie! »

Quand je suis arrivée, il s’est levé élégamment en attendant que je m’assieds et j’ai vu son regard se poser sur mon sac. Il n’y avait nul jugement dans ses yeux, juste une curiosité amusée. Alors, je me suis lancée et je lui ai expliqué toute l’histoire de ce modèle que ma grand-mère m’avait racontée tant de fois. Lorsqu’elle était jeune, c’était une vraie beauté. Avant d’épouser mon grand-père et de le suivre à Genève, elle était vendeuse chez Hermès dans la fameuse boutique du 24 Faubourg, à Paris. C’est d’ailleurs là qu’ils se sont rencontrés. Elle adorait me raconter les grandes et petites histoires des vêtements et des accessoires qu’elle m’offrait parfois. Ce sac, m’avait-elle dit, possède une noble lignée. Son ancêtre s’appelait le Haut à Courroies. Il s’agissait du premier sac créé par la maison Hermès et il avait vu le jour en 1892.

J’ai expliqué à Louis que cet objet avait été conçu à l’origine pour que les cavaliers puissent y glisser leurs bottes et leur selle. En 1935, Robert Dumas, le PDG de la maison, avait décidé de revisiter sa forme, d’en réduire la taille et de lui adjoindre une bandoulière pour l’adapter à la clientèle féminine. Cet accessoire avait été baptisé « Sac de voyage à courroie, pour dames ». Mais il aura suffit d’une photo, parue dans le magazine Life en 1956, pour que son destin bascule. On y voit la princesse de Monaco en compagnie de son époux, le prince Rainier. Afin de dissimuler les premières rondeurs de sa grossesse, elle tenait devant son ventre le fameux « sac de voyage à courroie, pour dames  » qu’elle aurait reçu lors du tournage du film d’Alfred Hitchcock « La Main au collet », pour compléter sa garde-robe d’actrice. Ce jour-là, telle une influenceuse involontaire et avant l’heure, Grace de Monaco a lancé une mode qui n’a jamais pris fin.

Suite à cette parution, les femmes qui en avaient les moyens ont toutes voulu le même sac que la princesse. Elles entraient chez Hermès et demandaient « le sac Kelly ». Ce nom est entré dans l’usage et en 1977, l’objet fut officiellement rebaptisé « le Kelly ». Celui de ma grand-mère date du milieu des années 1950, lui aussi. Une vénérable vieille chose à laquelle je tiens énormément. A la fin de mon récit, Louis m’a confié à quel point il aimait les objets qui ont une âme et m’a avoué qu’il passait beaucoup de son temps libre à chiner des meubles chargés d’histoires. J’ai oublié de préciser qu’il est architecte.

Notre première rencontre fut donc placée sous le signe du passé. Les objets que nous aimions nous ont aidés à nous raconter. On ne choisit pas un objet par hasard. Ce choix est le fruit à la fois de notre culture, d’un goût particulier, du lien que l’on entretient avec celui ou celle qui nous l’a offert, d’une mode aussi, parfois. Louis et moi avions le goût des belles et vieilles choses. Nous étions convaincus que la connaissance de ce qui nous a précédé est nécessaire pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et adviendra demain.

Au fil des mois, j’ai découvert qu’avec Louis, rien ne se passait jamais comme je pouvais l’imaginer. Il me fixait des rendez-vous secrets, il m’envoyait des SMS à 11h30 pour me demander de l’attendre à midi devant la porte de l’étude où je travaillais et je le voyais débarquer à l’heure pile en Citroën 2 CV couleur jaune citron pour m’enlever le temps d’un déjeuner sur l’herbe dans le parc de la Grange. Partir en vacances avec lui est un vrai jeu de piste. Il distille des indices un mois avant le départ et si j’ai de la chance, je parviens à déjouer ses pièges, je résous ses énigmes et j’arrive à découvrir que l’on part à l’Ile Maurice pour y fêter Noël et non pas en Islande comme je m’y attendais. Je boucle alors ma valise l’esprit en paix: un demi sac-de voyage rempli de maillots de bain, de sandales et de robes légères en lieu et place d’une malle cabine chargée de doudounes, de couvertures de survie, de bottes inuit et de pulls à col roulés en cachemire 28 fils.

Pour mon anniversaire, qui tombe en novembre, il m’a offert un sac Kelly (en bien meilleur état que le mien) qu’il avait déniché lors d’une vente aux enchères. Il est de la couleur dont je rêvais: Rouge H.

Tous les Kelly sont vendus avec un cadenas enchâssé dans un étui de cuir. Je n’ai pas prêté tout de suite attention à ce petit accessoire. Ce n’est qu’une fois le sac déballé, après avoir accroché sa bandoulière, regardé à l’intérieur, découvert un petit mot dans l’une des poches intérieures, lu le message « Ouvre la porte !», ne pas avoir compris de quelle porte il s’agissait et remis à plus tard les explications de texte, bref… Ce n’est qu’après lui avoir sauté au cou trois fois et l’avoir embrassé dix fois plus, que j’ai remarqué une petite anomalie: le cadenas en acier donnait l’heure! A cette montre Hermès adorable, tout simplement baptisée Kelly, était accrochée une clef beaucoup trop grande pour ouvrir quoi que ce soit ayant pu se trouver dans la boîte orange posée sur le lit. J’ai regardé la clef, j’ai regardé Louis et il m’a dit: « Maintenant que tu as la clef de chez moi et celle de mon cœur, j’aimerais que tu t’installes dans mon appartement et dans ma vie.»

La suite de l’histoire reste encore à écrire, mais elle restera entre lui et moi…