Le ciel à portée de main

Lors du dernier salon Watches and Wonders, qui s’est tenu à Genève en avril dernier, j’ai découvert la montre Hermès Arceau Petite Lune qui concourt pour le Grand Prix de l’horlogerie de Genève. Elle m’a inspiré ce récit. Texte: Isabelle Cerboneschi. Photographies: Buonomo & Cometti

Cela fait quatre ans que je ne suis pas revenue sur l’île de Pantelleria. La dernière fois, c’était en septembre 2019, quelques mois avant que la pandémie nous empêche de voyager comme bon nous semblait. C’est fou quand on y pense: en 1969 l’homme marchait sur la lune et en 2020 les humains se sont retrouvés cloués sur terre. Le monde marche à l’envers…

En arrivant à l’aéroport, mon cœur s’est resserré. J’ai vécu certains de mes plus beaux étés sur cette île volcanique à la terre sombre. Même si quelques personnalités du cinéma, de la musique ou de la décoration s’y sont installées, l’île a su échapper à une Saint-tropézation qui lui aurait été funeste. J’ai loué une petite Fiat pour monter au dammuso de mon parrain, cette maison typique en pierre de lave joliment coiffée d’une coupole blanche où nous passions nos vacances en juillet.

Sirius l’avait acheté alors que son propriétaire l’avait laissé à l’abandon. Mon parrain était sacrément visionnaire pour réussir à se projeter dans cet amas de pierres sèches entouré d’herbes folles battues par les vents. C’est la mer, je crois, qui l’a conduit ici. Et le ciel aussi: lorsque le soleil se couche, il est spectaculaire. Il le devient encore plus lorsqu’à la nuit tombée, aucune lumière parasite ne vient en troubler la beauté. La coupole émaillée d’étoiles s’offre dans toute sa majesté.

Sirius avait fait construire une piscine en forme de demi-lune juste derrière la terrasse. Mon parrain possédait plusieurs usines spécialisées dans la maille et la soie. Il a travaillé pour les plus grandes marques de mode et a passé presque toute sa vie en Italie. Mais sa grande passion, c’était la voûte céleste. Cet astronome amateur était très respecté dans le milieu. Il aimait tout du ciel, y compris ces morceaux d’étoiles qui nous faisaient la grâce, parfois, de tomber sur terre. Lorsqu’il parvenait à quitter son entreprise pendant quelques jours, il partait dans le désert chasser les météorites. Il m’avait appris à reconnaître celles qui avaient une forme orientée et qui ressemblent à un bouclier, ou encore les pallasites, mes préférées, avec leurs cristaux de péridots noyés dans la matrice, comme un vitrail céleste laissant passer la lumière.

Je parle de lui au passé car il nous a quittés il y a un mois. Je l’adorais. Il était le meilleur ami de mon père et me considérait un peu comme la fille qu’il n’avait pas eue. Il avait été marié autrefois à une femme sublime. Elle s’appelait Cassiopea et était mannequin cabine chez l’un de ses clients, à Milan. Il l’a séduite, l’a épousée, l’a aimée follement. Jusqu’à ce qu’une maladie l’emporte loin de lui. Ils n’avaient pas pu avoir d’enfants. D’autres femmes sont entrées dans sa vie et en sont ressorties, comme des comètes. Il ne s’est jamais plus laissé prendre le cœur.

J’ouvre la porte qui ouvre sur la cuisine et je remercie mentalement Carlotta qui fut au service de mon parrain pendant plus de 30 ans. Elle est passée ce matin, a aéré la maison, fait le ménage et mis des draps propres dans les trois chambres. Sans doute pour me laisser le choix. Elle m’a vue grandir au même rythme que ses enfants: j’ai un an de moins que son ainé Alessandro et deux ans de plus que sa fille Francesca. Nous avons beaucoup joué ensemble quand nous étions petits. C’est Ale qui m’a appris à plonger depuis les rochers en me faisant monter chaque fois un peu plus haut. Il a réussi patiemment à chasser mon vertige. Nous nous sommes perdus de vue doucement.

La pendule accrochée dans la cuisine est arrêtée. Le temps est suspendu à la Favola. C’est ainsi que mon parrain avait baptisé sa maison. Ce nom lui va bien. Il y a quelque chose qui relève de l’ordre de la fable, ici. Mes pas me conduisent dans la chambre de Sirius. Les rideaux de soie bleu nuit sont encore imprégnés de l’odeur de ses cigares. J’ai l’impression qu’il va entrer et me dire « comment vas-tu Tesoro? » Il m’a toujours appelée ainsi. Comme s’il n’arrivait pas à prononcer mon prénom. Tout le monde m’appelle Cassie, mais c’est le diminutif de Cassiopée. Ma mère m’avait donné ce prénom parce qu’elle rêvait que mon destin soit aussi beau que celui de l’épouse de Sirius. Lorsque je suis née, elle était sans doute la femme la mieux aimée et la plus heureuse du monde.

Son fauteuil club en cuir me tend les bras afin que je m’y effondre, mais je remets mes larmes et mes souvenirs à plus tard: je tiens à tout explorer avant que le soleil ne se couche. J’ouvre grand les placards. Ses vêtements taillés sur mesure sont rangés impeccablement. Ses chemises aussi. Je les passe en revue et, en poussant les cintres, je remarque un étrange renfoncement. La paroi élégamment revêtue de tweed sonne creux. Je file à la cuisine et j’en reviens avec un immense couteau. Je cherche une fente et ce faisant je déchire le tissu. A travers l’accroc apparaît une serrure. Je vais chercher le trousseau que le notaire m’a confié et j’essaie toutes les clefs: la plus ancienne est la bonne.

Je pousse ce qui se révèle être une porte et découvre une pièce secrète sans fenêtre. Les dammusi possèdent traditionnellement une alcôve mais je n’avais jamais noté que celui de mon parrain n’en avait pas. Il semble bien que je l’aie enfin trouvée. J’appuie sur l’interrupteur et une lampe éclaire la pièce d’une lumière douce. Elle est meublée d’un fauteuil de velours bleu, d’un grand placard et de quelques étagères emplies de magazines de mode et d’albums photos. Je feuillette le premier recueil et je découvre des images de mon parrain et de sa femme, beaux comme des dieux, heureux comme peu d’êtres l’ont été, allongés au bord de la piscine, ou lors d’une soirée, ou se prenant la main assis sur les rochers. Dans le placard, des robes de soirée sublimes en tulle de soie, en gazar, en satin duchesse, semblent encore attendre celle qui les a portées. Sur une étagère reposent des minaudières précieuses et des sacs de soirée brodés. Quelques beaux vestiges de la fabuleuse garde-robe de Cassiopea.

En levant les yeux, je fais une découverte encore plus étrange: toute la pièce est peinte en bleu nuit et le plafond en coupole représente un ciel étoilé. En m’asseyant dans le fauteuil, je lève les yeux et je reconnais immédiatement la constellation de Cassiopée, avec sa forme de « W » formé par ε, δ, γ, α et β Cassiopeiae, les cinq étoiles les plus brillantes de la constellation. Il me l’avait si souvent montrée… Il aimait donc sa femme au point d’avoir gardé de délicats souvenirs dans une pièce secrète qu’il lui avait dédiée. Et il m’aimait suffisamment pour m’avoir légué le tout. Je sens que la maison recèle encore quelques mystères que je découvrirai petit à petit. J’ai tout l’été pour cela. Il est 20h. Je n’ai pas vu le temps passer. J’ai un peu faim. Carlotta m’a laissé un plat de parmigiana dans le frigo ainsi que quelques cannoli à la ricotta qu’elle a préparés.

Je m’installe sur la terrasse rose où toute la famille se retrouvait autrefois pour regarder le soleil se coucher. Je repense à ces étés joyeux passés à la Favola. A ces grandes tablées d’amis que mon parrain réunissait au restaurant la Vela, au bord de l’eau. Au moment du dessert, j’allais toujours m’offrir une glace chez Il Gelato di Ulisse, juste derrière, avant de plonger dans la mer.

Il est tard. Je regarde ma montre qui porte un nom prédestiné: l’Arceau Petite Lune d’Hermès. Avec son cadran en aventurine parsemée d’une constellation de petits diamants, sa lune en nacre et sa jolie planète en aragonite, elle prend soudain une tout autre dimension. Je laisse mon regard s’envoler vers le ciel. Une étoile brille plus que les autres: l’Alpha Canis Majoris, l’étoile principale de la constellation du Grand Chien. Mais tout le monde l’appelle Sirius. Je souris. Je sais que désormais rien de grave ne pourra m’arriver: il veille…