Les secrets de la main qui donne l’heure
En 2021, le prototype de la montre FFC Blue, conçue par le maître horloger François-Paul Journe, était adjugé 4,5 millions lors de la vente caritative Only Watch. Deux ans plus tard, ce garde-temps, où l’heure est indiquée de manière instantanée par une main automate, entre dans les collections sous le nom de FFC. Mais quels secrets recèle sa main animée, gravée en trompe-l’œil? Visite dans les ateliers où la matière prend vie. Isabelle Cerboneschi
La première fois que j’ai découvert la montre FFC Blue, ou plutôt le prototype créé pour l’édition 2021 de la vente caritative Only Watch, j’ai eu le sentiment de devoir résoudre une énigme. Comment lire l’heure sur ce cadran qui comprend à la fois un disque périphérique rotatif indiquant les minutes et une main automate gantée en titane bleu indiquant les heures? Jamais les mots « lecture de l’heure digitale » n’avaient-ils été aussi appropriés, car sont bien les doigts, « digit » en latin, qui indiquent l’heure de manière instantanée. Deux ans plus tard, ce modèle qui défie l’entendement, entre enfin dans les collections F.P.Journe.
Mais revenons sur la raison d’être de cette montre. L’idée a surgi de l’esprit foisonnant du réalisateur, producteur et scénariste américain Francis Ford Coppola. C’était lors d’un dîner qu’il avait donné chez lui, à la Napa Valley en 2012 et lors duquel il avait invité le maître horloger. Parce qu’il est d’origine italienne, et que le fait de compter avec les mains remonte à l’époque romaine, le cinéaste a demandé à François-Paul Journe s’il pourrait réaliser une montre dont les heures seraient indiquées par des doigts d’une main.
Compter avec les doigts n’est pas un jeu d’enfant: il s’agit d’un geste culturel et historique. On retrouve la trace d’un système comptable faisant usage des doigts dès le 3e siècle avant J.C. Ce mode de calcul a été théoriquement expliqué par le moine lettré anglo-saxon Bède le Vénérable, au 8e siècle dans son ouvrage Tractatus de computo, vel Loquela per gestum digitorum (Traité de calcul ou la parole par le geste des doigts). On en retrouve la trace sur le sarcophage des Neuf Muses, conservé au musée du Louvre à Paris, où un personnage masculin fait un geste de la main droite en direction d’une femme qui lui tend un ouvrage. Cette main est présentée avec l’index et le majeur tendus, l’annulaire et l’auriculaire repliés et le pouce plié, collé à l’intérieur de la paume. Sans parler, ni écrire, les Romains pouvaient représenter des nombres entiers, de l’unité au million. Mais l’usage de ce « Comput digital » s’est perdu et ce n’est donc pas ce système ancestral qu’a choisi François-Paul Journe pour donner l’heure sur son modèle FFC Blue.
Après deux ans de réflexion, le maître horloger a trouvé comment résoudre la problématique d’une main dotée de seulement cinq doigts pour indiquer 12 heures et a inventé son propre système de calcul. « Avec deux mains, on arrive à dix heures, pas à douze. Un matin, je me suis réveillé et j’ai découvert que le pouce était binaire: fermé, il représente zéro, ouvert, il représente 1 », expliquait François-Paul Journe lorsqu’il m’avait présenté son prototype, quelque temps avant la vente.
Techniquement parlant, la FFC est animée par le calibre 1300.3 du modèle Octa inventé par l’horloger en 2001 et qui fonctionne avec un système de cames actionnant des leviers: un par doigt. La complexité de cette pièce réside dans le fait qu’il faut apporter une puissance suffisante dans les cames pour obtenir un mouvement de doigts indiquant l’heure de manière instantanée. Son secret? Un ressort auxiliaire qui se remonte en 45 minutes grâce au barillet principal et qui délivre l’intégralité de l’énergie toutes les heures. « Le mouvement de l’Octa va armer un ressort auxiliaire qui se détend chaque heure pour faire bouger les doigts instantanément. Mais impossible d’ajouter des ressorts de rappel car on n’avancerait pas: il n’y aurait plus assez de force », explique François-Paul Journe.
Pour la première fois de l’histoire de la marque, on retrouve trois noms gravés sur le balancier de la montre: F.F.Coppola, F.P.Journe, et Ambroise Paré, le célèbre chirurgien du XVIe siècle dont la main artificielle en fer a inspiré l’automate indiquant les heures.
Le prototype de la FFC Blue, qui avait été estimé entre 300’000 et 400’000 francs, a vu son estimation plus que décupler: le 6 novembre 2021, elle était adjugée à 4,5 millions lors de la vente Only Watch, soit plus de deux fois le prix du prototype de l’Astronomic Souveraine vendue en 2019. Un record absolu pour une montre F.P.Journe. Deux ans plus tard, suite à une demande pressante des collectionneurs et des amateurs de la marque malgré (ou peut-être à cause de) son prix hors taxes de 820’000.- francs, François-Paul Journe fait entrer ce modèle dans les collections. L’occasion rêvée d’aller explorer les coulisses de cette main animée et d’en découvrir les secrets.
C’est à Meyrin qu’elle voit le jour, dans l’atelier de gravure Jeanne Valentine Ulrich, rattaché aux Cadraniers de Genève, propriété de F.P.Journe. Quelques mots sur l’artiste tout d’abord, avant de passer à son œuvre… Elle n’est pas venue au monde horloger par hasard: Jeanne Valentine Ulrich en est issue de la plus belle des manières. Ses ancêtres, la famille Lugrin Alfred, étaient les fondateurs de Lémania en 1884. Mais son amour pour cet art ne s’explique pas uniquement par son inscription dans une lignée horlogère: c’est avant tout sa passion pour le dessin et la gravure qui ont conduit ses pas.
En 2002, après avoir terminé son CFC Gravure à l’Ecole d’Art Appliqué de la Chaux-de-Fonds, Jeanne Valentine Ulrich a appris les arcanes de la gravure – haut-reliefs, bas-reliefs, taille douce, patines, textures, lettrage, etc. – dans une manufacture grâce au soutien du graveur indépendant chaux-de-fonnier Jean-Bernard Michel. « J’y suis restée 7 ans et demi, puis j’ai ressenti le besoin de relever un nouveau challenge et j’ai rejoint une petite entreprise de sous-traitance grâce à qui j’ai eu le bonheur de travailler pour de nombreuses manufactures et marques prestigieuses. Cette diversité était une richesse », souligne-t-elle. Et parmi ses clients, il y avait François-Paul Journe. « Le premier modèle sur lequel j’ai travaillé pour lui était le Tourbillon Souverain Régence Circulaire, il y a 7 ans ». Forte d’un réseau solide et surtout d’un merveilleux savoir-faire, elle a choisi l’indépendance en 2019.
C’est à elle que François-Paul Journe avait confié le soin de réaliser la main automate du prototype en titane bleu. Il a donc réitéré pour la pièce de collection avec une main en titane mat. Un véritable défi. « J’ai mis du temps à cerner le projet », dit-elle. « François-Paul laisse beaucoup de liberté aux artisans avec qui il choisit de travailler. Il m’a envoyé le plan des pièces brutes de la main ainsi que des dessins de celle d’Ambroise Paré dont je me suis inspirée pour réaliser l’esquisse. Une fois validée, il a fallu transposer le projet en gravure. Comme la pièce est très fine – la main bombée est creuse afin que les cinq doigts viennent se glisser dessous – toute la difficulté tient dans le fait de donner l’illusion d’une épaisseur, alors qu’il s’agit d’un trompe-l’œil. »
A ce moment de la conversation, l’artisane dévoile de toutes petites pièces, comme de minuscules spatules à crêpes en acier qui mesurent entre 0,2 et 0,4 mm d’épaisseur. Ces mini palettes sont les supports de son imaginaire qu’elle vient graver de formes très contrastées. Le résultat ressemble à des doigts qui semblent articulés. Quand on regarde cette main (qui ne mesure que 2 mm d’épaisseur) et ses cinq doigts articulés, on a l’impression qu’elle a été gravée en bas-relief. Réussir à donner l’illusion d’une troisième dimension est un art que Jeanne Valentine Ulrich maîtrise à la perfection.
« J’ai donné un effet de tissu froissé à la main gantée afin d’habiller l’espace et de le rendre vivant, explique-t-elle. Avant de parvenir à ce résultat, j’ai effectué de nombreuses recherches ». Tous les éléments étant réalisés à la main, on peut dire que chaque montre est une pièce unique, car il est impossible de reproduire deux fois le même geste. Pour réaliser une main, Jeanne Valentine Ulrich passe de nombreuses heures à graver les petits éléments qui la composent.
Quand on demande à l’artisane ce qu’elle a aimé dans ce projet, elle répond ceci: « François-Paul fait des projets qui ne ressemblent à nul autre. Cela nous emmène dans un univers nouveau et surprenant. Il nous expose son idée et nous laisse beaucoup de liberté pour l’interpréter. Et puis j’adore regarder l’heure qui change sur la montre qu’il porte à son poignet: lorsque les doigts bougent, c’est magique! »
A ce jour, il existe de nombreuses commandes fermes pour ce garde-temps qui est un concentré de ce que François-Paul Journe maîtrise si bien depuis ses débuts: l’expression d’un savoir-faire horloger hors pair allié à la culture et l’histoire de la mécanique. Sans oublier l’effet de surprise: le maître horloger ne crée jamais ce que l’on pourrait attendre de lui. Il se contente de laisser son esprit le guider vers des territoires inexplorés.