François-Paul Journe et Dominique Gauthier: l’alliance sacrée
Le 1er novembre, F.P.Journe Le Restaurant a ouvert ses portes, « un gastro sans chichi » comme le qualifie le copropriétaire et maître horloger François-Paul Journe. Pour enchanter ses clients, il a fait appel au chef étoilé Dominique Gauthier, qui a œuvré pendant 31 ans au restaurant Le Chat-Botté de Beau Rivage, à Genève. Entretien avec le grand cuisinier dont les plats virtuoses ont le pouvoir d’arrêter le temps. Isabelle Cerboneschi
Le nom de Dominique Gauthier était jusqu’à il y a peu indissociablement lié à celui du Chat-Botté, le restaurant de Beau Rivage, à Genève. Il y a passé 31 ans, lui donnant du panache et lui offrant une étoile Michelin et 18/20 au Gault Millau. Mais cela, c’était avant le 1er novembre 2023. C’est au numéro 49 de la rue du Rhône, au « F.P.Journe Le Restaurant » du nom du maître horloger et copropriétaire des lieux, que l’on peut désormais le retrouver et déguster sa cuisine. Et quelle cuisine! Une parenthèse enchantée gustative qui comble à la fois le regard et les papilles. Le jour de notre visite, il avait préparé un menu d’ouverture, de ceux dont on garde longtemps le souvenir.
En entrée: une raviole de lièvre à la truffe blanche et châtaigne qui fondait sur la langue. Ensuite, le premier mouvement s’harmonisait autour d’un saumon surmonté de caviar et orné d’un beurre blanc d’une folle légèreté. Pour la pièce de résistance, il avait opté pour une volaille cuite à basse température qui se découpait à la fourchette, avec la peau doublée d’une farce aux truffes et accompagnée d’un mille feuille de pommes de terre surmonté de copeaux de truffes. Quant au dessert, il relevait plus du nuage que de la mousse au chocolat avec sa glace parfaite et sa tuile au sésame. Chaque plat avait son rythme, son équilibre, comme la musique, la grande musique.
Ce qui est formidable, dans tout cela, c’est que le beau et le bon s’allient au bien: le chef a choisi tous ses producteurs pour leurs produits magnifiques, leur éthique et leur proximité. Il le raconte, d’ailleurs dans l’interview ci-dessous.
La rencontre entre Dominique Gauthier et François-Paul Journe fut comme une évidence: ces deux passionnés de savoir-faire, d’artisanat et de jusqu’au-boutisme ne pouvaient que faire des étincelles ensemble dans un lieu qui a une histoire. En effet, ce restaurant situé dans une bâtisse qui a vu le jour entre 1852 et 1860, est le digne descendant de la Bavaria, une brasserie genevoise de légende façon Bierstube, qui a occupé les lieux dès 1912 et qui était fréquentée par les membres de la Société des Nations, alors toute proche. Le décor actuel, avec ses boiseries de bois sombre, ses plafonds à coffrage et ses grands miroirs sur les murs, date de 1942. On le doit à l’architecte Jean Falciola et l’ensemblier Louis Amiguet.
Le lieu a moult fois été rebaptisé, « Bavaria », « Relai de l’Entrecôte », « Le 49 Rhône », « La Marjolaine », pour devenir enfin « F.P.Journe Le Restaurant ». Le maître horloger ne s’est pas contenté de donner son nom au restaurant de 52 couverts pour lui conférer une touche horlogère: les murs sont ornés de dessins de calibres maison, les tables portent toutes le nom d’un génie horloger et les couverts transparents dévoilent des éléments issus de mouvements: roues, ponts, pignons, vis ou aiguilles. On se sent bien ici.
« Pourquoi on va au restaurant? C’est pour manger. L’ambiance doit être agréable mais il faut surtout que la nourriture soit bonne, souligne François-Paul Journe. Début avril, j’ai raconté à un ami que je cherchais un chef pour le restaurant. Il m’a parlé de Dominique Gauthier. Deux semaines après nous nous sommes rencontrés, je lui ai expliqué mon concept – « un gastro sans chichi » – il a adhéré, en cinq minutes on était d’accord. Il y a un vrai parallèle entre nous deux: on est comme en stéréo. C’est miraculeux.»
La brigade elle aussi est exemplaire, avec une mention spéciale pour Pascal Brault, directeur de salle, avec qui Dominique Gauthier avait déjà travaillé à Beau Rivage. Chaque personne est à sa place, ni trop là, ni pas assez là, présente quand il faut. Du haut vol.
INTERVIEW
Quelle est la genèse de ce restaurant?
Dominique Gauthier : Il est né d’une rencontre. Après le Covid et la vente de Beau Rivage, je me suis posé beaucoup de questions. J’ai fait le bilan de ma vie professionnelle avec ma femme. Je vais avoir 57 ans et j’avais envie de faire autre chose. J’en ai parlé à l’un de mes clients qui en a parlé à son tour à François-Paul Journe. Cela s’est décidé en août. A deux heures du matin je recevais un SMS: « Vous avez mon numéro de téléphone, j’ai le vôtre, nous allons faire de grandes choses ensemble », m’avait-il écrit. J’ai appelé François-Paul. On s’est rencontrés. Je voulais que mon projet soit compatible avec le sien.
Quel était votre projet pour ce lieu?
Je suis et j’ai toujours été restaurateur. J’ai commencé à travailler en cuisine à 14 ans, je suis arrivé à Genève à 25 ans, après avoir travaillé dans plusieurs restaurants étoilés, la famille Mayer m’a accueilli à Beau Rivage et, contrairement à ce qui était prévu, je n’en suis pas parti. Ce qui est important pour moi, c’est l’accueil et le bien être de ma clientèle. Bien sûr, ce qu’il y a dans l’assiette est très important, mais j’adore recevoir et je veux que les clients se sentent comme chez eux. Pour avoir cela, il faut avoir du personnel qualifié, en qui j’ai confiance et qui connaisse bien la clientèle genevoise et sache l’accueillir. Il faut que chacun ait une vie familiale équilibrée or dans la restauration, c’est difficile. J’ai donc proposé à François-Paul d’ouvrir du lundi au vendredi à midi afin de laisser au personnel un vrai week-end et ne capter qu’un seul type de clientèle: celle de François-Paul et la mienne. Il était d’accord. Il m’a présenté sa vision de l’aménagement des lieux, il a conçu les plateaux de table avec une fente pour y glisser la nappe, nous avons choisi l’art de la table ensemble et cela s’est construit comme un puzzle.
Et que souhaitiez-vous privilégier sur la carte?
François-Paul m’a laissé carte blanche. Son seul souhait était qu’il y ait du bœuf à la carte. J’ai toujours privilégié les artisans. Comme lui, d’ailleurs.
A midi, vous nous avez fait découvrir des ravioles de lièvres, un saumon et une volaille avec une farce à la truffe extraordinairement tendre. Comment les avez-vous travaillés?
Les ravioles ont été faites avec des lièvres chassés en France, avec des châtaignes et de la truffe blanche. Ce plat est en lien avec mon histoire: mon père chassait, c’était une fine gâchette et mon grand-père adorait m’emmener aller ramasser des châtaignes. Après, vous aviez un saumon suisse, bio, qui a été élevé dans les Grisons, à Lostallo. Les bassins sont remplis d’eau de source des glaciers. Il s’agit des premiers saumons suisses durables. Je travaille avec ce produit depuis environ quatre ans. Les agrumes viennent de la ferme de Niels Rodin, l’arrière-arrière-petit-neveu du sculpteur Auguste Rodin et agrumiculteur à Borex. La volaille est élevée en liberté au domaine du Nant-d’Avril à Satigny et chaque poule vit au moins 90 jours.
Comment parvenez-vous à obtenir une volaille d’une telle tendreté?
Il faut la cuire à 70 degrés à la vapeur pendant une demi-heure. Vous la laissez reposer pendant deux heures et après vous la laquez tout doucement avec une chaleur vive sur la peau pour qu’elle soit croustillante et glacée. Elle est truffée sous peau avec une farce. A côté, nous avons fait un millefeuille de pommes de terre croustillant: c’est comme un gratin que l’on coupe en tranches et que l’on fait frire dans du beurre clarifié, comme cela vous avez le croustillant de la pomme de terre mais aussi son fondant.
D’où vient votre viande de bœuf?
De la famille Desbiolles, à Meinier. Elle possède 250 têtes de race Aubrac. Six mois de l’année, elles sont emmenées en pâturage sur le Salève. On y tue une à deux vaches par mois seulement et quand c’est le moment. Les bêtes n’ont pas été stressées. Monsieur Desbiolles père m’avait emmené les voir. Il m’avait expliqué qu’un mois avant de les tuer, il leur faisait manger des soufflés de maïs, comme pour leur dire: « fais-toi plaisir ma belle ». Il est venu à ma table, à Beau Rivage, avec ses bottes, quand je ne travaillais pas encore avec lui. Il m’a demandé de ne lui faire que du bœuf, pour voir comment je le préparais. Il n’a pas parlé pendant le repas et en sortant de table il m’a dit: « maintenant que je vous connais, on peut travailler ensemble ». Il voulait d’abord goûter ma cuisine avant d’accepter de me vendre sa viande.
Et ce dessert au chocolat, léger comme un nuage, comment est-il né?
C’est aussi une question d’amitié. Je faisais partie d’un comité de soutien qui m’avait emmené visiter une manufacture de chocolat, Orfève, à Satigny. En goûtant leur chocolat, j’ai ressenti une vraie émotion. J’ai demandé à voir les fèves et j’ai fini par me fournir chez eux pour l’hôtel et pour mes desserts. Le dessert était un crumble chocolat: une glace chocolat lacté avec de la crème de gruyère, puis j’ai fait une mousse de chocolat très noir que j’ai mis dans un siphon pour la légèreté. Vous avez senti le goût? Super fort! Et tout cela marié avec du sésame. C’est ça le bonheur aussi: faire vivre les artisans genevois.
Visez-vous une étoile?
Ce n’est pas le but premier car ce serait comme recommencer un épisode. Ce que François-Paul et moi visons, c’est de faire plaisir à notre clientèle. Créer un lieu convivial, où l’on se sent bien, simplement bien.