Ambre est la nuit
Le 21 décembre, c’est le solstice d’hiver, la nuit la plus longue de l’année. On sait que le lendemain, les jours rallongeront et la lumière gagnera sur les ténèbres, jusqu’à l’année suivante. Pour illustrer ce passage symbolique, les photographes Buonomo & Cometti ont mis en scène quelques bougies. Ils m’ont demandé de m’en inspirer pour écrire une histoire. Leur choix s’est porté sur Nuit d’Ambre, Ecorce Rousse, Altar, Roses, Bois des Indes, et Gloria. Voici l’histoire promise… Réalisation et photos : Buonomo & Cometti. Texte : Isabelle Cerboneschi
Ce texte est un récit. Toute ressemblance avec des personnes existantes est fortuite.
Ce soir est une Nuit d’Ambre. Quelle étrangeté de fêter Noël sans l’habituelle multitude qui se retrouve, chaque 24 décembre, dans la maison de famille au-dessus de Clarens. Un rituel immuable qu’il a bien fallu faire muer en cette année Covidesque. Nous avons dû tirer au sort pour savoir qui aurait le droit de partager la dinde avec GrandPa et GrandMa. Je fais partie des élus. Je soupçonne ma grand-mère d’avoir triché. Je suis sa préférée. Elle m’appelle son Écorce Rousse. A cause de mes cheveux de feu, et sans doute parce que j’ai la peau dure.
Un jour j’ai envoyé valser le beau destin que mes parents avaient dessiné pour moi : les études de droit, où je devais rencontrer celui qui deviendrait mon mari, dont la carrière ascensionnerait de manière inversement proportionnelle à la mienne. Nous aurions eu des enfants, il aurait eu des maîtresses, j’aurais fermé les yeux, pris des pilules qui font dormir, sourire et même des qui font rire, achetées aux dealers devant le BFM. Never explain, never complain. J’aurais sacrifié mes désirs, mes talents, mes envies de créer, de peindre, de dessiner, sur l’autel matrimonial. GrandMa qui est née dans le Kent, préfère dire « l’Altar ».
Mais un beau jour de septembre, j’ai pris mon destin entre mes mains et n’ai plus jamais confié à personne le pouvoir de décider ce qui était bon pour moi. Ce qui est bon, je le sais. J’ai pris l’avion en direction de Pondichéry, avec un sac à dos énorme et mes rêves accrochés au cœur, et j’ai débarqué à Auroville. J’y suis restée trois mois. Suffisamment longtemps pour perdre des habitudes et en gagner d’autres.
À mon retour, je fleurais bon le patchouli et le Bois d’Inde. Je m’étais fait piercer le nez (et pas que) et mon père, en me voyant débarquer, a définitivement fermé les rideaux sur toutes ses espérances et m’a fichu une paix royale depuis lors. Il m’a aussi jetée dehors, soit dit en passant. J’avais 20 ans, l’âge de tous les possibles, selon lui. Il n’avait pas vraiment tort.
En Inde, j’avais appris l’art de la miniature et je me suis lancée dans l’apprentissage des papiers découpés, avec une artiste de Rougemont qui m’a hébergée quelques mois. Je me suis vite affranchie de la tradition en créant de petits univers. Ils étaient drôles, inquiétants, oniriques, un peu fous, et tout blancs. Ceux que j’avais dans la tête depuis que j’étais une enfant.
De retour à Genève, j’ai présenté mon travail à la galerie Krisal, à Carouge. Christine Ventouras, la propriétaire, a accepté de m’exposer. Le jour du vernissage, ni elle, ni moi, ne nous attendions à recevoir la visite du directeur général d’une maison de luxe qui m’a demandé de réaliser la décoration de Noël des vitrines de leurs boutiques de Genève, Lausanne et Zürich.
Il faut croire que mes œuvres ont plu car elles ont fait le tour des réseaux sociaux de manière virale. Au point qu’un jour, le siège parisien de la marque m’a appelée et m’a commandé des découpages pour leurs boutiques de Paris. D’autres maisons ont suivi. J’ai fait le buzz un moment. Un éditeur a même consacré un ouvrage à mes petits papiers. Un livre pop-up. Mon père ne m’en a jamais parlé, mais d’après ma mère, il conserve tous les articles qui parlent de moi, dans un tiroir de son bureau qu’il a fermé à clef. C’est tellement à son image…
Ce soir, je me prélasse dans la chambre, tout en haut de la tour. C’est celle que je préfère. Elle possède un lit à baldaquin de princesse dans lequel je me laisse engloutir tout entière. Le papier peint est un mélange de rayures et de guirlandes de fleurs. J’ai le sentiment que rien de grave ne peut m’arriver dans cette chambre-là. GrandMa à pris soin de cueillir pour moi un bouquet de roses anciennes tardives, qu’elle élève dans sa roseraie. Des qui sentent le loukoum et qui portent un nom de princesse, j’ai oublié lequel.
Je me prépare en écoutant Gloria, pas le « Gloria in excelsis Deo » de Bach, auquel on aura droit à minuit, mais le Gloria de Patti Smith, GLORIA, G.L.O.R.I.A, GLORIA. la chanson préférée de ma mère. En ce soir de Noël, pour une fois, il n’y aura pas de règlements de comptes façon Festen. Tous les méchants comptables ont été comme par magie exclus par le tirage sort (truqué, le sort).
J’allume la bougie que ma grand-mère a fait déposer dans ma chambre. Elle s’appelle Roses, évidemment. Si elle avait pu, GrandMa aussi aurait envoyé valser le beau destin que ses parents avaient dessiné pour elle. Mais elle n’a pas osé. Elle est née juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et dans son milieu, cela ne se faisait pas.
Je regarde la flamme qui danse et me fais cette promesse : toujours, oui, toujours je danserai ma vie, pour moi et pour toutes les femmes de notre lignée qui n’ont pas eu la chance de recevoir la liberté en héritage.