Les films immobiles de Sylvie Lancrenon

La photographe sait apprivoiser ces êtres particuliers que sont les acteurs, les chanteuses, les danseurs, et tous ces artistes qui endossent une multitude de personnages au point de brouiller les pistes sur leur vérité. Une star n’est pas une personne comme une autre et la photographier au plus près de son être est un art. Dans son livre Danse, qui devrait se trouver sous tous les sapins, la photographe révèle des clichés d’une beauté renversante. Interview. Isabelle Cerboneschi

Sylvie Lancrenon

Sylvie Lancrenon est l’une des plus grandes portraitistes de notre époque. Une photographe de l’intime, capable d’approcher un être au plus près de sa peau, de son âme.

Elle a commencé sa carrière comme photographe de plateau, travaillant pour Claude Lelouch, Jean Becker, Pascal Thomas,… Sur les tournages, elle a appris à capter l’image des acteurs, sans jamais s’imposer. Un pas après l’autre, un rire après l’autre.

Lorsque l’on regarde ses portraits, on a le sentiment qu’elle parvient à saisir ces infimes moments d’abandon, quand une star, Isabelle Huppert, Nicole Garcia, Mylène Farmer, Emmanuelle Béart ou Isabelle Adjani, pour ne citer qu’elles, est simplement là, dans une présence sincère. Mais l’image ne reflète pas le processus d’approche qui précède. Sylvie Lancrenon prépare longuement la prise de vue et tente de faire oublier à son modèle qu’elle est en train de le photographier. Tout le monde se souvient de l’image d’Emmanuelle Béart entrant dans l’eau, nue, sublimement belle, pour la couverture du magazine Elle. Chaque photo est un défi relevé.

Ses images sont comme un film immobile. On sent qu’il s’est passé quelque chose avant, qu’il se passera quelque chose après, mais quoi ? Pour saisir ces moments de vérité, Sylvie Lancrenon photographie sans trépied, son appareil à la main, tourne autour de son modèle en mouvement. Ses flous sont maîtrisés. Tout est maîtrisé d’ailleurs, sauf ce que le sujet va accepter de lui donner.

La photographe était l’invitée en février dernier de l’association Féminin Pluriel, à Genève. Elle était venu présenter son livre, Danse, paru chez Flammarion. Un ouvrage précieux dévoilant les danseurs de l’Opéra de Paris saisis en plein mouvement dans le chantier de l’ancien hôtel Lotti, à Paris. Il y a un éblouissant contraste entre les murs lépreux et ces corps se mouvant dans une parfaite maîtrise. Les danseurs se sont lancés dans une chorégraphie improvisée et unique, un spectacle qui n’a eu lieu qu’une seule fois et dont elle fut la seule spectatrice.

Arrêter le mouvement de la danse, il n’y a rien de plus difficile : la posture parfaite ne dure que quelques secondes. Alors parfois, Sylvie Lancrenon a dû mitrailler et parfois, elle a dû attendre ce moment de grâce où le danseur, ou la danseuse, s’offre, comme cette image de Marie-Agnès Gillot, à genoux dans une posture sauvage. Tellement elle !

La quête de Sylvie Lancrenon n’est pas l’harmonie. Elle cherche à capter le jusqu’au-boutisme, la force de la folie. Il lui appartient ensuite de se débrouiller pour trouver la beauté dans ces gestes qui ne durent pas. Photographier des danseurs, c’est photographier la liberté. Un mot qui lui va bien à Sylvie Lancrenon…

INTERVIEW

Vous réussissez à saisir ces infimes moments d’abandon, quand la personnalité est simplement là, dans sa présence sincère. Est-ce long d’approcher un être de si près et de se faire presque oublier?

Sylvie Lancrenon : : En fait, c’est tout l’art du travail qui précède la photo. C’est toujours un moment d’angoisse, pas parce qu’il s’agit d’une personne connue, mais parce je dois l’apprivoiser. Je prépare longuement la prise de vue. Pour qu’elle soit dans l’abandon, il faut s’attendre à tout et être le plus cool possible. J’ai besoin de rire sur un plateau et de faire en sorte que la comédienne ou la chanteuse se sente à l’aise, au point d’oublier qu’on la prend en photo. Les stars détestent cela. Ce n’est pas un tournage et c’est donc une punition pour elles. Mais rien n’est jamais acquis. Ce sont des gens extrêmement difficiles, qui changent d’avis souvent, et il faut les épater à chaque fois par votre travail. C’est une histoire de confiance. La plus belle récompense, c’est quand j’obtiens un sourire, qu’il y a un bien-être pendant la prise de vue et que je sens que tout est gagné.

Une photo, est-ce un film immobile tourné en une seule scène ?

C’est exactement cela. J’ai commencé mon métier sur des plateaux de cinéma. J’ai besoin de me raconter un film. C’est pour cela que je fais toujours mes photos en extérieur et pas en studio. Je ne réalise pas un portrait en quelques clics. J’ai besoin d’être inspirée. Je travaille avec l’appareil à la main, je n’utilise jamais un trépied. Mon appareil photo, c’est comme une caméra : je fais bouger la personne, elle est toujours en mouvement. Et je suis aussi dans le mouvement. Je ne sais pas ce qu’est l’état statique.

Les images de votre livre « Danse » ont été prises dans un hôtel en chantier. Il y a un éblouissant contraste entre ces murs lépreux et ces corps dans une parfaite maîtrise. Que vouliez-vous dire?

Je suis tombée amoureuse de l’hôtel Lotti, qui appartient à Jean-Louis Costes. C’est un ami et il a voulu me montrer l’avancée de ses travaux. J’y avais travaillé comme photographe de plateau et j’étais très intriguée. Je suis tombée folle amoureuse de l’escalier central et j’ai demandé à Jean-Louis si je pouvais y réaliser un projet photographique. Il m’a dit que je pouvais faire ce que je voulais. Mais quoi? Je suis arrivée à un moment de ma carrière où j’ai fait des milliers de portraits de gens connus : j’ai envie d’autre chose. L’année précédente, j’avais réalisé des images pendant un défilé de Dior. Les filles ressemblaient à des danseuses. Cet escalier m’a inspiré la danse. Je me suis dit que je voulais travailler avec de vrais danseurs. Je ne connaissais personne dans le milieu. C’est la danseuse Eugénie Drion et qui m’a ouvert toutes les portes. Et quant à Marie-Agnès Gillot, je lui avais présenté mon projet sur Instagram et elle m’a répondu : « je viens demain ».

C’est ainsi que les danseurs de l’Opéra de Paris vous ont offert un spectacle qui n’aura été donné qu’une fois, dans un hôtel en chantier, et vous en avez été l’unique spectatrice.

J’aurais voulu être deux personnes : celle qui photographie et celle qui regarde. C’est mon seul regret. Cela est passé tellement vite ! Il faisait très froid. C’était très inconfortable pour les danseurs parce que le sol était en béton et c’est mauvais pour leurs pieds. Ils ont pris des risques. Marie-Agnès a fait des acrobaties sur l’escalier. Ils ont tous été d’une telle gentillesse ! Ils ont tout donné.

Arrêter le mouvement de la danse, il n’y a rien de plus difficile car la posture parfaite ne dure que quelques secondes. Avant c’est trop tôt, après c’est trop tard. Vous avez mitraillé ou vous avez anticipé ?

Les deux. J’essaie toujours de me mettre dans la peau des personnages. Et du coup, j’anticipe. Mais je dois aller très vite. Je voulais réaliser cette série de photos en argentique, mais cela n’aurait pas été possible : il m’aurait fallu beaucoup plus de temps.

Il y a une sauvagerie dans certaines postures, notamment lorsque Marie-Agnès Gillot est à genoux dans les roses et se renverse en arrière. Est-ce que cela vous aide d’avoir en face de vous quelqu’un qui connaît la véritable beauté d’un geste et jusqu’où celui-ci peut aller ?

Ma quête n’est pas l’harmonie. Ce qui est important c’est que la personne donne le maximum de ce qu’elle a au fond d’elle-même. Sinon, il n’y aura rien dans l’image. Je voulais de la force, de la folie. C’est au photographe de se débrouiller avec tout cela, pour trouver, pour saisir la beauté. Marie-Agnès m’avait demandé : « Est-ce que je peux faire ce que je veux ? » J’avais répondu : « Oui bien sûr ! » Je laisse toujours les personnes faire ce qu’elles veulent et je suis heureuse quand une alchimie se crée.

Photographier des danseurs, c’est photographier la liberté. Travaillez-vous de la même manière avec eux qu’avec des acteurs, qui maîtrisent plus leur image ?

Non, c’est pareil. Sauf que la danse pour moi était une inconnue. J’ai été encore plus émerveillée. Cela m’a donné une force incroyable. J’ai été éblouie par ce spectacle : comme si un ballet se créait devant moi.

Pour le livre Fragile, de Mylène Farmer, vous l’avez fait poser dans le plâtre. Est-ce parce que cette matière réagit de manière organique avec la lumière?

Nous avons exceptionnellement réalisé les images dans un studio. C’était une époque d’hiver, il faisait très froid et je ne pouvais pas la photographier ailleurs. Nous avons reconstruit un plateau, et j’ai utilisé le plâtre pour la « salir », lui retirer ce côté trop parfait. Je voulais une autre vision de ce personnage et pas des photos comme des couvertures de magazine. Elle n’est ni maquillée, ni coiffée, je voulais obtenir le contraire de ce qu’elle montre lorsqu’elle est en scène.

Avec Mylène Farmer vous avez utilisé du plâtre, avec les danseurs de l’Opéra de Paris vous avez joué avec la poussière du chantier. Est-ce que la blancheur de la peau, qui semble vous séduire, serait une manière de désincarner les personnages ?

(Elle rit). Ce serait inconscient alors… Je suis très attirée par ces matières, ces effets, les nuages de poudre, de fumée, cela m’inspire. Il y a un côté magique, presque comme un effet spécial. D’ailleurs, Mylène Farmer m’avait prévenue que si elle n’aimait pas ces images, elle les mettrait au panier. Ce qu’elle n’a pas fait.

Vous avez réalisé le film publicitaire sur la senteur l’Eau, de Serge Lutens, qui lui aussi est un personnage. Comment s’est passé le tournage ?

Ce n’était pas la première fois que nous nous travaillions ensemble. Nous avions avait fait des images ensemble pour le magazine ELLE. C’était à Marrakech, il devait réaliser la mise en scène et moi les images, or il voulait me diriger en tant que photographe. Il me disait : « faites ceci, faites cela. » À un moment donné, je l’ai regardé, et je lui ai dit que je ne pouvais pas faire une photo que je n’aimais pas. On s’est réconciliés en deux secondes. C’était un styliste merveilleux et c’était fantastique de travailler tous les deux. Plus tard on s’est revu. On est même allés au Japon ensemble, toujours pour le ELLE. Le film pour l’Eau, c’est venu après. J’ai proposé de faire de lui un portrait filmé. Il s’est laissé faire entièrement. J’ai le sentiment d’avoir saisi une partie de ses multiples facettes. Il est tellement exigeant. Il faut se surpasser avec des personnes comme lui.

Vous êtes habituée aux caprices des stars ?

Je suis habituée à leur « non ». Quand j’ai commencé comme photographe de plateau, j’ai eu la chance de rencontrer Louis de Funès. J’étais toute jeune, toute timide. Lui était à la fin de sa carrière. On m’avait prévenue : il peut vous renvoyer au bout d’une journée. J’avais répondu que cela m’était égal, car le photographier une journée ce serait déjà formidable. J’ai eu de la chance. C’était son dernier tournage : Le Gendarme et les Gendarmettes. Et je me suis amusée comme une folle !