Alexandre Hazemann VS François-Paul Journe: l’interview croisée

Le résultat du concours Young Talent Competition F.P.Journe organisé par François-Paul Journe avec le soutien de The Hour Glass, détaillant de montres de luxe en Asie, a été dévoilé le 30 mars 2023. Le prix de 20’000 francs a été remis à Alexandre Hazemann pour sa montre AH.02 Signature en présence de Michael Tay, directeur général de The Hour Glass. L’occasion rêvée de réunir le maître horloger et le jeune apprenti et de les interviewer ensemble. Isabelle Cerboneschi

Alexandre Hazemann, ici entre Michael Tay, Directeur général du groupe de The Hour Glass et François-Paul Journe, a gagné la Young Talent Competition F.P.Journe 2023 avec sa montre AH 02 Signature ©F.P.Journe

Comme chaque année depuis 2015, le prix de la Young Talent Competition F.P.Journe a été décerné le 30 mars dernier à un apprenti talentueux. D’une valeur de CHF 20’000.-, il a été remis à Alexandre Hazemann pour sa montre AH.02 Signature.

Comme tous les élèves de 7ème année d’études en horlogerie du lycée Edgar Faure de Morteau, il a dû réaliser une « montre école ». Le cahier des charges de la volée 2023 était très précis: créer une montre à sonnerie au passage des heures avec affichage de l’heure en saut instantané qui sache aussi répondre à cette question philosophique: « Que nous manque-t-il pour être heureux ? ». Sa version très équilibrée, aux finitions impeccables, a emporté l’adhésion du jury.

Après avoir obtenu son Diplôme national des métiers d’art et du design à l’École d’Horlogerie de Morteau, Alexandre Hazemann, est entré au CPNE, le Centre de formation professionnelle neuchâtelois, basé au Locle. Sa passion pour l’art horloger, il la tient de son père, qui travaille dans une entreprise du Val de Travers. Au fil de ses études, le jeune apprenti de 23 ans, qui a grandi à Pontarlier, a nourri un rêve: devenir un horloger indépendant et co-créer une entreprise avec un ami de longue date, Victor Monnin, lui aussi élève de l’école. Ils se sont entraidés tout au long du processus de création de leur montre école et aimeraient ancrer cette collaboration dans un projet plus concret. « Renaud et Papi ont commencé ainsi », rappelle très justement François-Paul Journe.

Tout petit déjà je savais que je voulais faire de l’horlogerie. J’ai beaucoup travaillé pour rêver qu’un jour j’aurai mon atelier, Alexandre Hazemann

La cérémonie organisée au sein de la Manufacture F.P.Journe a eu lieu en petit comité. Quelques heures auparavant, le lauréat et le maître horloger étaient réunis dans un bureau pour répondre à quelques questions. Il y avait quelque chose de fortement symbolique à les voir ensemble: la carrière du premier n’a pas encore débuté tandis que le second est considéré comme l’un des plus grands horlogers du siècle. La jeune expérience de l’un a permis à l’autre de laisser affleurer des souvenirs et des révélations. Cela fait partie de la beauté de cet exercice. On n’offre pas un prix sans que cela ne vienne réveiller en soi sa propre passion originelle pour un art perpétuel.

Il faut se tromper souvent. Cela s’appelle l’expérience. C’est ce que je lui souhaite: de se tromper souvent et d’avoir comme moi une boîte pleine de composants ratés, François-Paul Journe

Alexandre Hazemann a gagné la Young Talent Competition F.P.Journe avec sa montre AH 02 Signature ©Alexandre Hazemann

INTERVIEW

Alexandre Hazemann, qu’avez-vous ressenti en apprenant que vous étiez le lauréat de la Young Talent Competition?

Alexandre Hazemann : J’étais très ému, content et fier que mon travail soit regardé et apprécié. Quand on débute à l’école d’horlogerie, on voit les élèves de dernière année travailler sur leur projet de fin d’études et l’on s’imagine à leur place. On ose espérer pouvoir participer à cette compétition. Alors la gagner, c’est l’aboutissement d’un rêve, c’est une consécration!

François-Paul, quand vous avez vu la montre d’Alexandre, avez-vous tout de suite su que ce serait lui le lauréat?

François-Paul Journe: Je ne peux pas répondre à cette question parce que je ne suis pas seul à décider. Il y a un jury et je ne sais pas ce que les autres jurés ont voté, mais je pense que cette montre a été choisie pour la qualité de ses finitions.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement plu dans son projet?

François-Paul Journe: C’est l’interprétation. Quand on fabrique une montre, on interprète des fonctions et l’on va dessiner la pièce d’une certaine manière. Ce que je trouve intéressant, c’est toute la recherche que l’on sent derrière le choix des formes et l’homogénéité globale du résultat.

Comment est née l’idée de ce prix?

François-Paul Journe: En 2014, j’étais passé sur le stand de l’Académie Horlogère des Créateurs Indépendants, à Bâle. L’AHCI avait mis ce prix sur pied mais n’avait pas beaucoup de moyens. J’ai proposé que nous l’organisions ensemble. Nous avions décidé de le remettre à Bâle. Cela a duré deux ans et la troisième année,Vincent Calabrese, le cofondateur de l’AHCI, m’a dit que l’académie se retirait du projet. J’ai donc continué l’aventure seul et nous avons commencé à le remettre ici, à la Manufacture.

Alexandre Hazemann a gagné la Young Talent Competition F.P.Journe 2023 avec sa AH 02 Signature, une montre à sonnerie au passage des heures avec affichage de l’heure en saut instantané (vue de face) ©Alexandre Hazemann

Pourquoi avoir voulu continuer d’organiser ce concours?

François-Paul Journe: Vous avez écrit un premier article sur moi dans le Temps en 1999. J’ai eu la chance de connaître des personnes comme Gabriel Tortella et Jean-Claude Pittard, qui eux aussi ont écrit des choses sur moi. J’aime l’idée d’offrir à quelqu’un sa première page. La deuxième page, il ira la chercher lui-même.

Le gagnant reçoit certes sa première page, mais un prix également.

François-Paul Journe: Le but de ce prix, c’est de pouvoir s’acheter du matériel. J’ai commencé ma carrière dans l’atelier de mon oncle. Or en 1985, quand il est parti s’installer à Aix en Provence, j’ai dû m’installer seul. En 1987, j’ai reçu le Prix de la Fondation de la Vocation Bleustein-Blanchet et qu’est-ce qu’on fait avec l’argent que l’on nous donne? On achète des outils!

C’est aussi ce que vous allez faire, Alexandre?

Alexandre Hazemann: Oui bien sûr! Ce prix est un tremplin.

Votre projet de montre devait répondre à un cahier des charges très précis. Outre le fait de respecter les obligations techniques, il devait répondre à cette question: Que nous manque-t-il pour être heureux ? Je vous retourne la question.

Alexandre Hazemann: Je ne pense pas qu’il me manque quelque chose. J’essaie de me créer un cadre dans lequel pouvoir être heureux et vivre noblement. Je souhaite prendre du plaisir tous les jours et faire ce que j’aime. Tout petit déjà je savais que je voulais faire de l’horlogerie. J’ai beaucoup travaillé pour rêver qu’un jour j’aurai mon atelier.

Comment avez-vous abordé techniquement cette question philosophique du bonheur?

Alexandre Hazemann: J’ai décidé de réfléchir autour de la passion. L’horlogerie est un métier qui me fait vibrer: c’est ce qui me fait lever le matin de bonne humeur. Dans cette création, j’ai voulu interpréter à la fois cette fascination et ma vision de l’horlogerie.

Quelle est cette vision?

Alexandre Hazemann: J’aime que l’on comprenne tout de suite l’architecture du mouvement, sa symétrie, sa légèreté, rien qu’en regardant la montre. J’ai envie que l’on prenne plaisir à lire l’heure, que l’on apprécie l’instant.

Vous dites que l’horlogerie était un rêve d’enfant. Votre père travaille dans cette industrie. Est-ce lui qui vous a transmis cette passion?

Alexandre Hazemann: Mon père est régleur CNC dans une entreprise horlogère du Val de Travers et au fil des ans, il y a eu beaucoup de discussions entre père et fils. Je me suis intéressé à ce qu’il faisait et au fur et à mesure, il a commencé à me montrer des choses, à m’apprendre. Je me suis plongé de plus en plus dans ce métier, j’ai fait des stages et voilà…

Quelle fut la plus grande difficulté à relever avec votre projet?

Alexandre Hazemann: C’était de faire en sorte que cela fonctionne. Nous sommes des étudiants: nous n’avons pas une immense expérience professionnelle. C’était comme une course de fond: chaque étape était importante. On devait identifier les problèmes et les résoudre les uns après les autres. Cette régularité, cette rigueur étaient importants.

François-Paul, à vos yeux, qu’est-ce que cette montre apporte à la technique horlogère?

François-Paul Journe: C’est une organisation originale mais cela n’amène rien de nouveau. Ce serait difficile. Un garde-temps est devenu un bijou, un objet d’apparat. Il y a des gens qui font des montres d’une certaine manière et d’autres qui, comme moi, essaient de donner l’heure en restant ancrés dans la tradition. Mais dans tous les cas, ce sont toujours des partis-pris qui s’expriment. Dans le cas d’Alexandre, il s’agit d’un parti-pris esthétique: le mouvement est joliment arrangé en respectant un cahier des charges.

Auriez-vous choisi les mêmes solutions si vous aviez dû réaliser cette montre-là, soit une sonnerie au passage des heures avec affichage de l’heure en saut instantané?

François-Paul Journe: Je n’ai pas réfléchi à cela. Si j’avais eu le même cahier des charges, j’aurais probablement fait à peu près la même chose, mais quand je crée une montre, je fixe moi-même mon propre cahier des charges.

Alexandre, votre choix de révéler entièrement le mouvement répondait à des questions techniques ou esthétiques?

Alexandre Hazemann: C’était une question d’esthétique. Je voulais rendre visible la complication et éprouver du plaisir en portant la montre.

Vous avez réalisé toutes les finitions à la main?

François-Paul Journe: Quand on fait une pièce unique, on fait tout soi-même! Quand je créais mes pièces uniques autrefois, je les finissais toutes à la main.
Alexandre Hazemann: C’est ainsi que l’on comprend que les gestes que l’on va faire font partie de tout un cheminement. On passe du temps à décorer une pièce et si on la raye, on doit recommencer.
François-Paul Journe: Je possède une boîte en plastique pleine de pièces que j’ai loupées. J’ai tout gardé.

François-Paul Journe ©F.P.Journe

Pourquoi les avoir gardées?

François-Paul Journe: Parce qu’il y a des milliers d’heures de travail dans cette boîte! Jamais je ne vais les jeter. Ces pièces parlent d’un temps où je faisais des montres entièrement à la main. D’ailleurs, un jour, il faudra que je prenne cette boîte, que je la coule dans un bloc de plastique transparent et j’en ferai un presse-papiers. (rires).

François-Paul est-ce que la passion d’Alexandre réveille en vous le souvenir de votre propre passion, lorsque vous avez décidé de devenir un horloger indépendant?

François-Paul Journe: C’était un cas différent. Je travaillais dans l’horlogerie ancienne chez mon oncle et on travaillait principalement avec des antiquaires. A cette époque, dans les années 1970, seuls quelques Japonais et quelques Suisses fabriquaient encore des montres mécaniques. J’entendais toujours des gens parler de tourbillons mais je n’en avais jamais vus. Ce n’était pas très répandu. Et comme je n’avais pas beaucoup de moyens, je me suis dit que si un jour je voulais avoir un tourbillon, je devrais le faire moi-même. Ma passion est partie de là. Quand j’ai commencé à me mettre à la tâche, je ne savais pas fabriquer une montre. Restaurer, faire un composant qui manque ou qui est cassé, c’est une chose: une pièce manquante, dans le domaine de la restauration, est destinée à s’intégrer dans un univers cohérent. Mais quand on doit apprendre à fabriquer toutes les pièces, les assembler et faire en sorte que la montre fonctionne, c’est tout autre chose!

Dans votre cas, Alexandre vous aviez déjà le mouvement à disposition?

Alexandre Hazemann: Oui, c’est un Lajoux Perret LJP 6900 que nous avons retravaillé. Nous avons reçu tous les composants dans une boîte, mais nous avons dû usiner la platine puis monter le mouvement. Nous n’avons pas pu le créer entièrement car nous n’avions que 9 mois devant nous. Quand on poursuit des études, ce n’est pas beaucoup.

Est-ce que votre montre pourrait être commercialisée?

Alexandre Hazemann: Je pourrais la vendre, j’ai eu des demandes, mais je n’en ai pas du tout envie. Cette pièce, c’est tout une aventure! On dit qu’une montre a une âme et je veux respecter cela.
François-Paul Journe: Je vous comprends, je n’ai jamais vendu mes premières montres, que ce soit ma première montre de poche ou ma première montre-bracelet. Elles sont dans le coffre. C’est un peu comme Picsou avec son sou fétiche: notre première montre, c’est notre sou fétiche!

Alexandre, l’indépendance, c’est votre rêve?

Alexandre Hazemann: Oui. Faire ses propres créations et vivre ses propres rêves, c’est magique.

François-Paul, c’était aussi votre cas: vous avez tout de suite choisi l’indépendance.

François-Paul Journe: J’ai toujours été indépendant. La question de faire autrement ne s’est jamais posée parce que je ne suis pas fait pour travailler dans une structure imposée. Quand j’étais petit, à l’école, l’autorité des professeurs m’était déjà insupportable. C’est pour cela que je me suis fait renvoyer de toutes les écoles. Dans les années 1980, je travaillais tout seul, jusqu’au moment où j’ai créé ma première société à Sainte-Croix. Quand on est seul on n’a pas le droit d’être malade. J’ai donc commencé à devenir entrepreneur. C’était comme une martingale: je voulais créer une entreprise qui pourrait continuer même s’il m’arrivait un accident.

François-Paul, que souhaitez-vous à Alexandre?

François-Paul Journe: De continuer, de se développer… Il y a des personnes qui me demandent comment j’ai réussi à faire ceci ou cela. Je leur réponds que pour faire quelque chose de bien, il faut se tromper souvent. Cela s’appelle l’expérience. C’est ce que je lui souhaite: de se tromper souvent et d’avoir comme moi une boîte pleine de composants ratés.