Caroline Scheufele crée une collection de couture en symbiose avec sa haute joaillerie

La coprésidente et directrice artistique de Chopard est toujours là où on ne l’attend pas. Quelques jours avant la clôture du Festival de Cannes elle présentait sa première collection de couture: Caroline’s Couture. Inattendu de la part d’une joaillière. En créant des lignes de joaillerie, alors que Chopard était une entreprise horlogère, en devenant partenaire officiel du Festival de Cannes, en utilisant de l’or éthique pour inscrire la marque dans une démarche durable, elle a toujours pris le monde du luxe à revers. Entretien. Isabelle Cerboneschi

Caroline's Couture ©Virgile Guinard

Surprendre est l’un des moteurs qui animent Caroline Scheufele, la coprésidente de Chopard. Et quelques jours avant la clôture du 76e Festival de Cannes elle a surpris tout le monde avec sa première collection de couture composée de 50 silhouettes. Pour porter sa première Caroline’s Couture, elle a fait appel à ses amies parmi les plus grands mannequins qui soient: Naomi Campbell, Eva Herzigova, Helena Christensen, Natalia Vodianova et Petra Nemcova, pour ne citer qu’elles.

Caroline Scheufele est une fervente amatrice de couture et je la croise depuis des années au premier rang des défilés de son ami Elie Saab, pendant la fashion week parisienne. La joaillière rêvait de tenues qui soient de parfaits écrins pour ses joyaux. C’est ce que fait Dior, depuis quelques saisons, avec les créations de Maria Grazia Chiuri conçues en harmonie avec les collections de haute joaillerie signées Victoire de Castellane. Mais si l’on pouvait s’attendre à cela de Dior, qui est une maison de couture avant tout, personne n’imaginait Caroline Scheufele avancer sur ce terrain.

« J’avais envie de créer une collection pour les femmes qui, comme moi, ont envie de s’habiller de manière entièrement alignée avec ce qu’elles sont aujourd’hui, explique Caroline Scheufele. Des amoureuses de la beauté, de la véritable beauté, c’est-à-dire celle qui ne se démode jamais. L’élégance pure. Des vêtements qui puissent être chéris au fil du temps, reportés en de multiples circonstances et de mille et une manières, sans jamais perdre de leur valeur ni de leur pertinence. Une garde-robe à la manière d’une collection de bijoux, que le temps rend toujours plus précieux parce que des pans de vie les accompagnent et qu’ils charrient des expériences, des souvenirs, des moments mémorables. C’est cette approche joaillère que je voulais transposer au vêtement. »

Parce qu’elle a été l’initiatrice d’une haute joaillerie durable en étant la première à utiliser de l’or Fairmined en 2013, puis en créant toutes ses collections avec de l’or recyclé, Caroline Scheufele ne pouvait pas faire autrement avec sa collection Caroline’s Couture. Les modèles étant intemporels, ils pourront être commandés sans limite dans le temps. Son choix s’est porté sur les tissus traditionnels de la couture – le satin duchesse, la mousseline de soie, le taffetas, la dentelle. D’ailleurs, bon nombre de tissus ont été créés dans les ateliers de Jakob Schlaepfer à Saint-Gall, le fournisseur historique des plus grandes maisons de couture. Les robes ont été montées dans plusieurs ateliers parisiens et les broderies ont été réalisées en Inde, au sein de l’Institut Kalhath à Lucknow, créé en 2016 sous l’impulsion du brodeur et entrepreneur Maximiliano Modesti. « L’Institut Kalhath œuvre au renforcement des compétences des artisans, à la transmission de ce savoir-faire d’exception en Inde et à la mise en place de conditions cadres qui permettent aux artisans d’être rétribués à leur juste valeur, et ce sont exactement les démarches que nous avons mises en place depuis plusieurs années chez Chopard », souligne Caroline Scheufele.

Le destin de Caroline Scheufele est fait de rêves d’enfant non réalisés qui ont laissé la place à une réalité bien plus extraordinaire, bien plus lumineuse que ce qu’elle aurait jamais pu imaginer. Caroline Scheufele rêvait de devenir danseuse étoile mais ses parents, Karl et Karin Scheufele, ne l’entendirent pas ainsi. Elle est entrée dans l’entreprise familiale Chopard, en passant par tous les départements, comme son frère, Karl-Friedrich Scheufele. Devenus tous les deux coprésidents de la maison, chacun occupe une place correspondant à leur tempérament: Karl-Friedrich a développé la partie horlogère de l’entreprise avec brio, allant jusqu’à créer la manufacture L.U.C. à Fleurier afin de se revendiquer pleinement horloger. Quant à Caroline, elle a offert à la marque un nouveau métier: la haute joaillerie. S’il est élément yin du duo, elle est le yang.

Karl-Friedrich Scheufele, Julia Roberts and Caroline Scheufele at the Chopard Press Conference 27 March 2023 Watches and Wonders Geneva ©Chopard

Il y a 26 ans, Caroline Scheufele s’est rendue à Paris, dans les bureaux de Monsieur Pierre Viot, qui fut le directeur du Festival de Cannes de 1984 à 2000. A l’époque, aucun joaillier ne figurait parmi les partenaires officiels. Elle lui a proposé de devenir partenaire et de redessiner la palme d’or, qui portait bien mal son nom puisqu’elle était en plaqué or. Et c’est ainsi que la marque Chopard est entrée dans une autre dimension: celle du 7e art.

Sensibilisée au commerce équitable par son amie Livia Firth, fondatrice de l’agence Eco Age, Caroline Scheufele fut la première joaillière à oser lancer à l’occasion du Festival de Cannes une collection Green Carpet, soit des parures éthiques fabriquées à la fois avec de l’or Fairmined, extrait d’une mine durable de Colombie soutenue par l’Alliance for responsible mining et ornées de diamants et de pierres de couleur provenant d’exploitants certifiés par le Responsible Jewellery Council. Le premier bracelet en or Fairmined fut porté par Marion Cotillard sur le tapis rouge à Cannes, en 2013. « Nous savons qu’aucun enfant ne travaille dans ces mines, que les employés ont un salaire fixe et donc qu’ils peuvent envoyer leurs enfants à l’école, que les mines sont sécurisées, donc je me sens mieux quand je me couche le soir », confiait Caroline Scheufele lors du lancement de cette collection. Depuis, toutes les parures Chopard sont fabriquées en or éthique.

Le souci de durabilité touche tous les domaines de la création chez Chopard, la haute joaillerie, les parfums et les montres. Depuis 2017, la maison a lancé une collection de haute parfumerie qui utilise des ingrédients naturels sourcés par Firmenich. Quant aux montres, lors du salon Watches and Wonders qui s’est tenu à Genève en avril dernier, Karl-Friedrich et Caroline Scheufele ont annoncé qu’ils utilisaient désormais 80% d’acier éthique dans la fabrication des montres Chopard. Et ils visent à utiliser 90% de Lucent Steel™ d’ici 2025. Pour faire cette annonce, les coprésidents étaient accompagnés par l’actrice Julia Roberts, ambassadrice de la maison, que Caroline Scheufele avait rencontrée pour la première fois à Cannes, en 2016.

CANNES, FRANCE - MAY 19: Julia Roberts and Caroline Scheufele, Co President and Artistic Director of Chopard attend the screening of "Armageddon Time" during the 75th annual Cannes film festival at Palais des Festivals on May 19, 2022 in Cannes, France. (Photo by Gisela Schober/Getty Images)

Les pierres extraordinaires fascinent Caroline Scheufele. Elle leur voue une passion depuis aussi longtemps que ses yeux savent discerner la beauté. En novembre 2015, on lui a fait part de la découverte d’un diamant brut de 342 carats dans une mine du Botswana. De cette gemme d’une pureté exceptionnelle sont sortis 23 diamants. Ils ont été montés sur une parure baptisée «Queen of Kalahari» qui fut présentée à Paris en janvier 2017. Quelques années plus tard, en janvier 2022, la coprésidente de Chopard a dévoilé à Paris une émeraude exceptionnelle baptisée Chopard Insofu (insofu signifiant «éléphant» en langue Bemba), qui a été découverte dans la mine de Kagem en Zambie. Il s’agit de l’une des plus importantes jamais mises à jour, à la fois de par son poids (6’225 carats) et sa qualité.

Si le nom de Chopard brille désormais aux quatre coins de la planète, c’est bien sûr dû à la qualité irréprochable de toutes les créations sortant des ateliers, qu’elles soient joaillières ou horlogères. Mais c’est aussi grâce à la personnalité solaire de sa coprésidente, à sa créativité et à son sens du marketing. Devenir partenaire de Cannes et redessiner la palme ont été un accélérateur de notoriété pour la maison Chopard. Et un défi: comment toujours être à la hauteur de la dernière marche du tapis rouge?

INTERVIEW

Pour le 76e festival de Cannes vous avez dessiné 76 pièces. Qu’est-ce qui vous a inspiré pour créer cette collection ?

Caroline Scheufele : Le thème, cette année, c’est l’art au sens large: la danse, la musique, la sculpture, l’écriture, le cinéma et les pièces sont inspirées par ces différentes expressions artistiques. Le collier avec les plumes, par exemple, évoque l’écriture.

Certaines pierres sont exceptionnelles. Comment arrivent-elles jusqu’à vous?

Je chasse, mais on me chasse aussi. Nos partenaires dans les mines et ceux qui travaillent dans les bruts savent que nous recherchons des pierres uniques. Et parce que nous travaillons avec eux depuis des années, ils me les proposent souvent en avant-première.

En parlant de pierres exceptionnelles, en janvier 2022, vous avez présenté à Paris une émeraude brute de 6’225 carats que vous avez baptisée Insofu. Que va-t-elle devenir?

Elle est en train d’être taillée, cela prend forme. Je travaille sur les premiers dessins. Nous devrions pouvoir présenter toute la collection en janvier 2023 à Paris, en même temps que nous ouvrirons officiellement notre hôtel.

En combien de pierres ce brut va-il être taillé?

On ne peut pas encore le savoir parce que, contrairement au diamant Queen of Kalahari avec lequel on pouvait planifier et de calculer le nombre de pierres obtenues à la fin, avec une émeraude, c’est impossible. Un diamant étant quasiment transparent, on peut littéralement entrer à l’intérieur avec un scanner, ce qui n’est pas le cas avec une émeraude. Du fait de ses jardins et de sa couleur, les tailleurs ne peuvent pas anticiper. Ils commencent par l’extérieur et travaillent au feeling. Quand une pièce se détache, ils me demandent si je souhaite plutôt une émeraude plate ou une poire. Cela avance petit à petit.

The Chopard Insofu Emerald ©Eric Sauvage

Lors de Watches and Wonders, vous avez tenu avec votre frère Karl-Friedrich une conférence de presse en présence de l’actrice Julia Roberts sur l’acier recyclé Lucent Steel™. Comment est-elle devenue l’ambassadrice de Chopard?

Je l’ai connue à Cannes, en 2016, lorsqu’elle a monté les marches pieds nus. Elle portait un grand collier Chopard avec une émeraude et elle a dit: « If I wear this necklace, I dont’ need shoes » («si je porte ce collier, je n’ai pas besoin de chaussures », ndlt). Lorsque nous avons commencé à travailler sur la campagne de publicité « pure happiness », autour du bonheur et des femmes, notre département marketing m’a proposé de très belles actrices pour l’incarner mais je leur ai répondu que le plus beau sourire manquait sur la table: celui de Julia Roberts. Je leur ai demandé de la contacter, parce que si l’on ne demande pas, on n’a rien. Or elle était enchantée, notamment à cause de notre engagement durable et l’usage d’or éthique dans nos collections. Elle a d’abord été l’ambassadrice des montres Happy Sport et désormais elle représente la marque et toutes les collections féminines y compris l’Alpine Eagle, qui est unisexe. Elle est très engagée et souhaite revenir à Genève pour découvrir tous nos ateliers.

CANNES, FRANCE - MAY 12: Us actress Julia Roberts attends the "Money Monster" premiere during the 69th annual Cannes Film Festival at the Palais des Festivals on May 12, 2016 in Cannes, France. (Photo by Dominique Charriau/WireImage) *** Local Caption *** Julia Roberts

Vous avez été la première joaillière à utiliser de l’or Fairmined en 2013. A l’époque, certaines maisons n’y croyaient pas du tout. Vous avez été visionnaire!

Lorsque Colin Firth a reçu l’Oscar du meilleur acteur pour Le Discours d’un roi, en 2011, il portait une montre mécanique L.U.C. J’ai pris un café avec Livia Firth, son épouse à l’époque, qui est très impliquée dans le développement durable. Elle m’a demandé d’où provenait mon or. Je lui ai répondu qu’il venait de la banque. Mais en réalité, honnêtement, je ne savais rien de ses origines. Elle m’a fait remarquer qu’il existait une mode éthique mais aucun grand joaillier travaillant avec de l’or éthique. Ce fut le déclic. Elle m’a mise en contact avec des ONGs et différentes organisations qui font de la Due Diligence. En rentrant à Genève, j’ai immédiatement évoqué ce sujet avec Karl-Friedrich, qui est très versé dans la protection de la nature, et il m’a immédiatement suivie dans un projet de joaillerie et d’horlogerie durable. Nous avons commencé avec une mine en Colombie qui était en train de recevoir la certification Fairmined, une petite coopérative employant environ 80 personnes. Quand les premiers kilos d’or sont arrivés, nous les avons traités avec beaucoup plus de respect que l’or traditionnel. Nous avons commencé par quelques parures: le premier bracelet en or Fairmined a été porté par Marion Cotillard sur le tapis rouge en 2013. Petit à petit, nous avons commencé à l’utiliser dans la haute joaillerie, parallèlement mon frère en a fait usage dans les montres L.U.C. et désormais toute la production Chopard est en or éthique, qu’il soit recyclé ou Fairmined.

Aujourd’hui, tout le monde vous imite. Peut-on encore faire l’économie de cette réflexion autour de l’origine des matières premières dans le domaine du luxe?

Non, le luxe doit être transparent. On doit continuer le voyage et aller jusqu’au bout. Même s’il reste encore beaucoup à faire. Ce sont nos valeurs que nous mettons en avant.

Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles vous faites face en choisissant de ne travailler qu’avec des matériaux éthiques?

C’est une question de temps. Pour la fabrication de nos montres en acier, nous couvrirons nos besoins avec 80% d’acier recyclé Lucent Steel™ à la fin de l’année et nous espérons parvenir à 90% vers 2025. Nous avons décidé de travailler avec des partenaires qui sont basés en Suisse et en Autriche*, proches de nos propres centres de production, ce qui permet de réduire les émissions liées au transport. Utiliser de l’acier recyclé nous permet de nous attaquer à l’impact de nos produits en termes d’empreinte carbone.

Quand vous regardez en arrière, de quoi êtes-vous le plus fière?

Quelques étapes m’ont marquée et ont fait que je me trouve où je suis aujourd’hui. Les premiers clowns que j’ai dessinés alors que j’étais encore à l’école et qui ont donné lieu à une collection de bijoux. Ensuite il y a eu la naissance de la Happy Sport, la première montre en acier avec des diamants. A l’époque on m’a dit que j’étais un peu folle mais c’est l’une de nos collections phare. Et évidemment notre partenariat avec le Festival de Cannes et le fait d’avoir redessiné la palme d’or. Je pense aussi à ce voyage créatif autour du diamant Queen of Kalahari et bien évidemment toute l’aventure autour de l’or éthique.

Caroline Scheufele ©Alex Teuscher