L’élégante, la montre dame qui a séduit les hommes
En 2014, François-Paul Journe a lancé un modèle féminin doté d’un mouvement électromécanique destiné aux femmes. Cette montre s’arrête après 35 minutes d’immobilité et reprend le cours du temps dès qu’on la remet au poignet. Plongée dans la genèse de ce modèle qui a le pouvoir non pas d’arrêter le temps mais de le laisser en suspension. Isabelle Cerboneschi
Il y a quelque chose de magique avec L’élégante, la montre féminine que François-Paul Journe a lancée en 2014: elle s’arrête de fonctionner lorsque l’on en a plus l’usage et repart instantanément lorsqu’on la met au poignet. C’est comme si elle obéissait aux vers de Lamartine « « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours… » Même si suspendre le temps n’a jamais été l’intention première du maître horloger.
Son souhait était de proposer aux épouses de collectionneurs un modèle réalisées pour elles. François-Paul Journe est pragmatique: lorsqu’il crée une nouvelle montre, il est toujours en quête de la même chose, à savoir d’un mouvement qui soit à la fois d’une précision absolue et qui dure éternellement. Pour permettre à l’élégante de durer le plus longtemps possible avant de devoir subir un service, il a eu l’idée de créer un mouvement électromécanique qui s’arrête de fonctionner lorsque la montre n’est pas utilisée. Après 35 minutes d’immobilité les aiguilles se figent mais pas le microprocesseur qui continue à comptabiliser le temps. Ainsi, lorsque le détecteur de mouvement, positionné à 4h30, s’anime, la montre affiche automatiquement l’heure exacte.
Plus de 8 ans de recherches ont été nécessaires à sa réalisation. Toutes les pièces mécaniques du mouvement sont manufacturées dans les ateliers F.P.Journe tandis que la partie électronique est réalisée en Suisse, avec un microprocesseur spécifiquement développé pour cette montre. Grâce à ce mouvement, l’élégante offre plus de 8 ans d’autonomie
Ce modèle de forme tortue plate, conçu à l’origine pour les femmes, a séduit entretemps de nombreux hommes. François-Paul Journe a inventé un intemporel malgré lui.
INTERVIEW
Une idée, un objet, ne naissent pas par hasard. Pour quelle raison avez-vous eu l’envie de créer l’élégante?
François-Paul Journe : Les femmes de mes collectionneurs disaient toujours « il n’y en a que pour mon mari et rien pour moi ». Au départ, j’avais créé une montre de 36mm de diamètre que j’avais appelée La Divine, en platine, en or, son mouvement mécanique était en or et elle avait un bracelet en métal. Je me suis vite aperçu qu’elle était trop lourde pour un usage quotidien. Après deux ou trois ans, j’ai réfléchi à quelque chose de plus rationnel. A l’époque, et encore aujourd’hui, 90% des montres dames ont des mouvements à quartz. Cela voulait dire qu’il y avait et qu’il y a toujours un marché pour le quartz.
Pourtant, à cette époque, beaucoup d’horlogers disaient que le renouveau de la montre mécanique pour les femmes, c’étaient les complications?
Oui, mais cela ne concerne qu’une poignée de personnes dans le monde. Je dois avoir deux ou trois collectionneuses, mais elles ne s’intéressent pas à une montre mécanique femme: elles veulent des montres homme un peu sérieuses. D’ailleurs, si vous prenez les marques spécialisées dans les pièces féminines – Cartier, Piaget, Chopard – 80% de leurs montres dame sont à quartz. Il fallait donc que je crée une montre électronique. Mais les montres à quartz ont des défauts: l’autonomie n’est pas suffisante et la pile meurt trop vite. Comment en améliorer la longévité? En économisant l’énergie. Nous avons fait en sorte que la montre s’arrête et redémarre. Et en plus ce système est ludique. Quand les premières pièces sont sorties, je jouais avec tout le temps.
Cela vous a donc obligé à créer ce mouvement car il n’existait pas.
Je n’ai jamais utilisé un mouvement dans l’une de mes montres que je n’avais pas réalisé moi-même. Je ne signe que si je crée le mouvement. J’ai travaillé avec des ingénieurs dont c’était la spécialité. Ils étaient habitués à travailler pour l’industrie où l’on fait la guerre aux vis, aux goupilles, pour que cela coûte moins cher. J’ai mis longtemps à leur expliquer que le prix n’était pas mon souci: je voulais juste que le mouvement soit beau.
Huit années de développement, c’est deux années de plus que le temps qu’il vous a fallu pour développer votre Sonnerie Souveraine en 2006. Pourquoi?
Déjà, je ne m’en occupais pas tout le temps. Ensuite, lorsque l’on développe tout soi-même on va au pas de charge mais quand on doit compter sur d’autres personnes, cela prend plus de temps.
C’est la première montre que vous signez où vous ne maîtrisez pas à 100% le mouvement. Comment avez-vous vécu le nécessaire lâcher-prise sur une partie du résultat final?
J’ai dû faire appel à un spécialiste des circuits électroniques pour créer ce mouvement électromécanique. La personne qui a dessiné la puce était basée à Marin-Epagnier. Quand on rentre dans la puce grâce à un programme 3D on a le sentiment qu’on est dans le Cinquième Elément (rires). Ce sont des compétences que je n’aurais jamais. Je n’ai pas eu d’autre choix que de leur faire confiance.
Pourquoi se fige-t-elle après 35 minutes d’immobilité et pas après 30 minutes?
J’avais demandé à ce qu’elle s’arrête après 30 minutes, mais les concepteurs l’ont fait s’arrêter à 35. En réalité, le capteur de mouvements envoie des impulsions, or selon le moment où le moteur reçoit la dernière impulsion, il peut s’écouler 5 minutes pour que le processeur comprenne que la montre est immobile.
Cette montre qui s’arrête sans vraiment s’arrêter, c’est presque une montre méditative qui permet de profiter du temps présent. Mais j’imagine que ce n’était pas votre intention quand vous l’avez créée?
Non, je voulais juste économiser de l’énergie. Le principe de base, c’est qu’elle marche le plus longtemps possible, au contraire de toutes les montres à quartz. J’aurais pu atteindre le double d’autonomie si je n’avais pas choisi de mettre une aiguille des secondes. C’est elle qui consomme le plus d’énergie.
Elle possède une autre particularité: son cadran brille la nuit.
Nous avons réussi à développer un cadran entièrement lumineux en Superluminova, mais ce fut tellement compliqué! Au départ, nous ne maîtrisions pas la technique. Quand on crée de petits chiffres sur le cadran, c’est simple, mais lorsque l’on traite une grande surface, il existe des contraintes. Il a fallu créer le support, le moulage, il y avait des problèmes d’homogénéité. Aujourd’hui nous maîtrisons cela parfaitement. Nous en créons d’ailleurs pour l’industrie.
Lors de son lancement, l’élégante avait été annoncée avec une autonomie de 8 à 18 ans. Avez-vous le recul nécessaire pour le confirmer?
On commence à l’avoir puisqu’on l’a présentée en 2014, il y a 8 ans. Nous allons pouvoir l’analyser et voir avec le service après-vente combien de montres arrivent afin que l’on change leur batterie. Il est impossible de mesurer exactement la durée de vie d’une batterie. A un moment donné, elle arrête de fonctionner. Certaines tiennent plus longtemps que d’autres et cela n’a rien à voir avec le voltage.
Le mouvement ne nécessitant pas d’huile, la montre revient très peu souvent au service après-vente. Est-ce l’une des conséquences vertueuses de ce mouvement électromécanique?
C’est le rêve! Grâce à cela, on allonge la durée entre deux services. Le problème des montres, c’est qu’elles ont besoin régulièrement d’un service, tous les quatre ans environ, à cause des graisses qui se figent.
Entre le fait qu’elle s’arrête et reparte et le fait qu’elle brille la nuit, il y a de la magie dans L’élégante. Cela faisait-il partie de vos intentions?
Non, je ne fais pas de magie, je suis mécanicien (rires). Si j’étais magicien, je ne serais pas là.
Cette montre a été créée pour les femmes or depuis leur lancement j’ai vu beaucoup d’hommes la porter. Aviez-vous prévu cet engouement?
Je pensais que cela se produirait, mais c’est arrivé beaucoup plus vite que prévu! Quand j’ai présenté ces montres en 2014, dès la première semaine, un ami m’a demandé d’en créer une plus grande pour lui. Je la lui ai faite. C’est devenu la grande taille.
Quel pourcentage d’hommes achètent l’élégante?
Je ne saurais dire mais la grande taille se vend plus que la petite. Des femmes aussi portent ce grand modèle.
Combien en créez-vous par an?
L’an passé nous en avons fabriqué 450. L’idée serait de dépasser les 500 pièces cette année. Mais tout dépend de l’approvisionnement.
Vous avez lancé le modèle entièrement serti sur douze rangs en 2020. Il s’agit de pièces en titane, or ce matériau n’est pas facile à travailler. Pourquoi ce choix?
Je voulais des modèles qui puissent être vendus à un prix raisonnable: c’est la raison pour laquelle j’ai décidé qu’elles soient fabriquées en titane. Cela fait des années que nous travaillons ce matériau et nous le maîtrisons. Le sertissage est effectué dans nos ateliers de Meyrin. Pour être précis, il s’agit de pré-sertissage; tout est réalisé en usinage. Le sertisseur n’a plus qu’à poser les pierres et rabattre la matière dessus.
Si l’on vous octroyait un super pouvoir, choisiriez-vous le pouvoir d’arrêter le temps?
Alors j’arrêterais le temps pour les autres, comme ça je me promènerais tout seul, j’entrerais dans une banque, je me servirais, je m’en irais (rires). Comme le temps n’existe pas, je ne vois pas comment on pourrait l’arrêter.