L’invisible beauté d’un mouvement horloger
Chaque manufacture a une façon bien à elle de décorer les composants des garde-temps qui sortent de ses ateliers. Certains horlogers sont jusqu’au-boutistes et font décorer des pièces que seuls celles et ceux qui montent et démontent le mouvement peuvent voir. Visite dans les ateliers de décoration de la manufacture F.P.Journe pendant le perlage de la platine de l’Astronomic Souveraine. Isabelle Cerboneschi
« Et la beauté? Elle existe, sans que nullement sa nécessité, au premier abord, paraisse évidente. Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, c’est là, à nos yeux le plus grand mystère. »
François Cheng, Cinq méditations sur la beauté.
J’avais envie de commencer cet article par cette citation de François Cheng, extraite des Cinq méditations sur la beauté, parce que c’est à cela que j’ai pensé en visitant l’atelier de décoration de la manufacture F.P.Journe.
En rencontrant la responsable d’atelier, en la regardant perler à main levée la platine d’une Astronomic Souveraine, en observant une autre angleuse polir une vis jusqu’à ce qu’elle soit comme un miroir, d’où le nom de « poli miroir » ou « poli bloqué », ou encore « poli noir », je me demandais si les possesseurs de ce garde-temps de collection sauraient que tous ses éléments, jusqu’au plus infime, sont passés entre les mains magiques d’artisans spécialisés qui auront su leur donner un supplément de beauté.
Le jour de ma visite, ils sont sept angleurs dans l’atelier: cinq femmes et deux hommes. L’un a été formé dans le monde l’horlogerie, les autres viennent d’univers différents: la vente en horlogerie et bijouterie, le tourisme, l’onglerie, la bijouterie, l’hôtellerie et la restauration. «Ce n’est pas un métier qui s’apprend à l’école, explique la responsable de l’atelier. A l’origine, les horlogers décoraient leurs propres mouvements. La demande aujourd’hui n’est pas assez importante pour mettre sur pied une formation, un réseau, des écoles, afin d’alimenter ce métier. Il se transmet de maître à élève. Au sein des différentes entreprises où l’on va travailler, on va apprendre des recettes, que l’on va mélanger entre elles, ou que l’on va améliorer. C’est un partage d’expériences.»
A la manufacture, toutes les pièces auxquelles il faut ajouter de la valeur manuelle et qui seront ensuite assemblées par un horloger, passent entre les mains des angleurs. Ils maîtrisent tous le perlage, l’anglage, l’étirage ou le satinage, le poli bloqué, autant de techniques qui sont toutes pratiquées à la main chez F.P.Journe.
Une angleuse est en train de réaliser un poli noir sur une pièce de Tourbillon Souverain. Historiquement, les horlogers utilisaient cette technique pour éviter la corrosion: plus une surface est polie, moins elle risque d’être attaquée par la rouille. C’est un jeu avec la lumière aussi: la surface de la pièce est lissée jusqu’à ce que le reflet qui la traverse devienne noir. « La pièce à polir est placée sur une empreinte, elle-même est posée sur un trépied qui crée une stabilité, explique la responsable d’atelier. Ensuite, on frotte la pièce sur un support de zinc – une matière plus molle que celle que l’on doit polir – sur lequel on a déposé une pâte blanche, un mélange de poudre de diamant de 0,2 micron que l’on mélange avec une huile. Certaines maisons utilisent de l’huile d’amande douce, nous nous servons d’huile de moteur de voiture. Chacun a sa propre recette. La meilleure texture, c’est quand elle ressemble à de la pâte à crêpes et qu’elle fait des fils. J’ai appris à la confectionner comme cela. Mais on peut toujours l’ajuster: si par exemple, le poli devient bleu, cela signifie que la pâte est trop chargée en huile et qu’il faut rajouter de la poudre de diamant. Et des sortes de vergetures apparaissent lorsque la pâte est trop chargée en poudre. On doit donc la liquéfier. Pour réaliser un poli noir sur de petites surfaces – un angle ou une vis – , on peut aussi utiliser du bois de gentiane, dont la moelle est très tendre. Et peu importe que la pièce soit visible ou pas: on vise la perfection. C’est ce qui fait la beauté de la haute horlogerie! »
Le métier d’angleur n’est de loin pas une suite d’actes répétitifs. La moindre variation d’émotion, d’état d’âme, peut se voir dans une pièce: c’est un savoir-faire qui fait appel au ressenti de la personne. Il demande une grande exigence et de l’autodiscipline.
Le perlage, comme toutes les techniques de décor réalisées à la main d’ailleurs, confère au garde-temps son unicité, parce que l’on ne peut jamais reproduire le même geste deux fois. Certaines maisons aiment un perlage plus serré, d’autres plus large. « Chez F.P.Journe, on pratique « le moit-moit » : j’utilise un écartement moyen et des gommes d’un diamètre de 1 à 3 mm» , poursuit-elle.
Le jour de la visite était un jour de chance: cette dernière était en train de perler la platine d’une Astronomic Souveraine. Un moment rare. Pour commencer, elle la bloque sur un posage qu’elle dépose sur un plateau mobile et elle vient y apposer de manière régulière une gomme rotative fixée à l’extrémité d’un mandrin. Cela crée de petits cercles sur la matière et, en les superposant, on obtient un joli colimaçon qui réfléchit la lumière, comme une mini-œuvre cinétique. Le résultat dépend du rythme utilisé par l’angleuse pour faire tourner la pièce et y appuyer la petite gomme. « C’est une danse, dit-elle. Il faut une certaine coordination entre notre œil et notre geste et c’est ce qui donne le tempo. On n’atteint pas la régularité d’une machine mais le but est de faire quelque chose de régulier. Il peut y avoir de petites variations: c’est ce qui va définir le perlage main du perlage machine et ce qui va donner son charme à chacune des montres qui sera unique. » Pour terminer le perlage d’une platine, il lui faudra 45 minutes.
Le résultat est impressionnant mais la technique la plus difficile à maîtriser est l’anglage main, qui demande une certaine dextérité pour pouvoir parfaitement utiliser la lime, le couteau, le fer à polir, les cabrons (des morceaux de bois recouverts papier à poncer plus ou moins fins, ndlr), le bois de gentiane et tous les autres outils qui sont souvent fabriqués par l’artisan ou l’artisane. « L’anglage main fait appel à notre pouvoir de finisseur, explique la responsable. Il faut faire preuve de finesse, de délicatesse et de précision. On prend une pièce, on la recouvre de pâte à polir puis l’on vient la frotter avec un fer jusqu’à obtenir un poli miroir sur l’angle. Le fer à polir doit être en fer doux. Je fabrique les miens avec de vieilles baleines de parapluie chinées dans une brocante.»
La dernière technique à découvrir ce jour-là, c’est l’anglage au touret utilisé pour reprendre des ponts. Il s’agit d’une technique totalement différente: l’angleur approche la pièce de meules plus ou moins dures en carton, en cuir ou en bois, qui tournent sur un axe. Elles ont été auparavant taillées, en fonction de la forme de la pièce à angler. « L’apprentissage du touret est beaucoup plus long car il faut savoir choisir ses meules, les tailler soi-même, opter pour une vitesse de rotation selon la matière utilisée et selon la forme de la pièce », explique l’angleur.
Une fois que le garde-temps est monté, tous les éléments savamment décorés deviennent partiellement indécelables. Ils deviennent alors le beau secret de l’horloger, des ateliers et du propriétaire du garde-temps. L’anglage est un art de l’humilité et de la maîtrise de soi. Et lorsqu’on observe les angleurs travailler, on comprend que leur quête relève d’une invisible beauté.