Etienne Daho, sur la vague de ses désirs

Pendant le confinement le chanteur a retrouvé un disque dur contenant une multitude d’enregistrements de chansons qu’il avait kidnappées à d’autres artistes. Des interprétations de tubes des années 1930 à 2000. Il en a fait un album, baptisé Surf, qui sort aujourd’hui. Attention, objet rare ! Photos : Nicolas Dubosc. Interview : Isabelle Cerboneschi

De sa voix suave, qui nous a maintes fois accompagnés dans des nuits sans sommeil, Etienne Daho partage ses chansons fétiches, des tubes d’une autre époque piochés dans un répertoire éclectique qui va des années 1930 à 2000. L’album Surf, qui sort aujourd’hui, ressemble à une bande son, celle qui aurait rythmé sa vie depuis son enfance passée entre Oran et Cap Falcon, son adolescence à Rennes, et sa vie d’adulte entre Londres et Paris. Cette playlist de l’intime, est belle comme un objet de curiosité dont on doit prendre soin.

Etienne Daho surfe sur les styles et les genres – folk, soul, rock, country –  tel un équilibriste qui prend la vague telle qu’elle vient. Ces chansons ne sont pas les siennes, mais à la fin de l’album, on ne sait plus à qui les attribuer. À lui, tout simplement. Il les a kidnappées. Il apporte une densité, une ombre à « The Way You Look Tonight » du groupe Air. Son interprétation de « Cirrus Minor » des Pink Floyd est délicieusement hypnotique et son « Moon River » magistralement poignant. Il chante l’amour, qui finit mal en général, les cœurs brisés, les souvenirs de bonheurs trop fugaces. Mais si l’on pouvait capturer le bonheur, cela se saurait…

INTERVIEW

Dans cet album, il y a des chansons des années 30, 50, 60, 80, 90, 2000. Est-ce un hommage à la nostalgie?

Etienne Daho : Non, à la base c’est un album que j’ai commencé en 2004, que j’ai repris entre 2005 et 2006 et que j’ai abandonné : à l’époque, j’avais des problèmes avec ma maison de disques. C’était avant tout une collection de chansons qui me parlent et que j’avais envie de chanter. J’avais débuté avec un budget très modeste, sans soutien, j’étais entièrement libre. Puis j’ai commencé l’album l’Invitation et j’ai complètement oublié ce projet.

Comment es-tu revenu vers cet album inachevé ?

Quand on m’a proposé de devenir le parrain de l’édition des Disquaires Day 2020, on m’a demandé de publier un disque un peu rare et je me suis rappelé ces enregistrements. J’ai rassemblé une dizaine de chansons et on a sorti une première version de l’album Surf en juin. Je me souvenais qu’on avait enregistré d’autres choses, mais je ne savais pas où elles étaient. Pendant le confinement, alors que je mettais un peu d’ordre dans mes disques durs, j’en ai retrouvé un sans aucune indication. J’étais à deux doigts de l’effacer… Et en l’écoutant, j’ai découvert que c’était la suite du projet qui n’avait pas été mixé. J’étais tellement content ! C’est très jouissif de ramener à la vie un projet qui n’aurait jamais dû voir le jour.

L’album Surf, en version augmentée, qui sort le 4 décembre, est un album de reprises et pourtant, quand on l’écoute, avec ta voix unique, ton rythme, tu t’appropries complètement les chansons des autres et elles deviennent tiennes. Comment fais-tu?

Ce sont des chansons que j’aime et que je connais depuis longtemps. A force de les chanter pour moi, je les ai probablement kidnappées. C’est le propre des chansons : elles parlent tellement de soi qu’on les fait siennes.

Tu as vécu tes premières années en Algérie. Tes grands-parents avaient une épicerie avec un juke box à Cap Falcon. Ce goût pour cette musique te vient-il de ton enfance?

Oui il y avait beaucoup de musique anglo-saxonnes à la maison. Ma mère était une  fan d’Elvis Presley, de Sinatra, de rockabilly. Mon père aimait le jazz. Mes sœurs, qui étaient plus âgées que moi, écoutaient les yéyés, la scène anglaise, la Motown. Il y avait un éclectisme musical à la maison. Ces chansons ont été piochées partout. Cela explique le titre de l’album aussi : je surfe sur des tas de styles qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. La cohérence est ailleurs.

La cohérence dépend de ta voix, de ton interprétation.

J’espère ! Même si ce n’est pas ma langue et que je chante en anglais avec un accent français, je les ai avalées ces chansons, elles sont à moi.

La plupart des titres sont des chansons d’amour.

Oui, elles parlent d’histoires d’amour brisées. Les chansons country ne parlent que de ça. C’est drôle, d’ailleurs, ces chansons qui sont composées par des gaillards qui ont la larme à l’œil en évoquant leur amour perdu. Je les ai enregistrées à un moment où je traversais la même chose, d’où peut-être la thématique du cœur brisé. D’ailleurs, cette histoire m’avait inspiré à l’époque la chanson « Son silence en dit long », qui n’avait jamais été finalisée. Elle faisait partie du projet initial : c’était d’ailleurs la seule chanson originale de la maquette. J’avais fait un clip, à l’époque, où j’avais les cheveux longs. Cela plaisait beaucoup à la personne avec qui j’étais à ce moment-là et cela m’a paru une raison suffisante pour ne pas aller chez le coiffeur.

Ce qui ne t’a pas empêché de retomber amoureux…

Ah non ! Je serai amoureux jusqu’à mon dernier souffle… Le cœur est un organe qui ne s’use pas.

La musique, c’est toute ta vie, mais comment as-tu osé présenter tes chansons la première fois, avec cette timidité qui était tienne?

L’audace des timides est impérieuse (rires). Cela a commencé un soir, de manière anodine. En 1977, j’avais organisé à Rennes un concert des Stinky Toys, qui était le groupe que j’adorais, avec Elli Medeiros et Jacno. Après le concert, il y a eu une tempête de neige. Ils ont été contraints de rester et comme je n’avais pas l’argent pour leur offrir une chambre d’hôtel, j’ai organisé une espèce de beuverie chez moi. On a parlé toute la nuit et c’est la première fois que j’ai dit à quelqu’un que j’écrivais des chansons. Ils m’ont encouragé à le faire. Plus rien n’aurait pu m’arrêter après cela. J’ai envoyé à Elli des chansons quelques semaines plus tard  et Jacno a produit mon premier album. Au-delà de l’amitié qui nous lie, ils sont  devenus une famille pour moi. Et malgré le que Denis ne soit plus là, c’est un lien d’une vie.

Quand tu chantes des reprises, ou que tu inities des collaborations avec d’autres artistes – Lou Doillon ou Jane Birkin, dont l’album « Oh pardon tu dormais » que tu as produit, va bientôt sortir – est-ce une manière de te mettre en retrait de ta propre lumière, de te recharger ?

Ah oui, définitivement! Je conçois ma carrière avec des moments d’arrêt. J’en ai besoin. Trop de lumière me fait du mal. J’ai besoin de solitude, d’isolement pour écrire. Et j’adore le partage. J’ai produit peu de choses pour d’autres artistes mais à chaque fois ce sont des moments très riches, très forts, inspirants. D’abord cela me prend tout mon temps, toutes mes idées, puis cela me permet de partir ailleurs, vers autre chose. Produire les albums des autres, c’est continuer à faire de la musique, mais dans l’ombre. C’est très agréable d’être au service de quelqu’un qui devient une obsession.

Ta musique touche à la fois les fans des origines et les jeunes générations. Comment l’expliques-tu?

Cela fait partie du grand mystère. Comment est-ce que l’on va toucher la sensibilité de quelqu’un ? Je n’en sais rien. Je fais ce qui me vient spontanément, ce qui sort de moi sans savoir qui cela va toucher. C’est aussi lié au fait que mes chansons évoquent des thèmes assez universels dans lesquels chacun peut se retrouver :  elles parlent beaucoup de liberté, d’amour, ou de son absence.

Quand on pense aujourd’hui aux concerts, on se dit qu’on a eu une chance folle de les vivre, mais sans prendre la pleine mesure de ce que cela signifiait, vraiment, cette liberté…

On est des privilégiés : on a tout ce dont on a besoin, on est libre, on peut vivre et faire ce qu’on veut, c’est extraordinaire. Mais quand on considère toutes ces libertés comme acquises, on ne s’en rend plus compte. On ne réalise leur valeur que maintenant, quand on en est privé. Et c’est dommage.

Tu étais conscient de ta propre liberté ?

J’ai beaucoup habité en Angleterre. Cela reste le pays de la pop, de la musique et d’un certain anonymat qui me permet d’avoir une vie normale, d’écrire de vraies chansons basées sur des choses authentiques et pas sur des fictions. La célébrité peut isoler. C’est l’un de ses effets pervers. Mais quand on fait un métier comme celui-là, on vit dans une espèce de dichotomie : on oscille entre l’envie de partager et l’envie d’être tranquille. Il faut se débrouiller pour gérer les deux.

Et pourtant, dans les années 90, c’était absolument ingérable : les fans envahissaient les escaliers de l’immeuble où tu vivais à Montmartre, ils dormaient sur ton paillasson…

J’ai trouvé cela terrible. C’était un système qui ne me convenait pas du tout. C’était très étouffant. J’ai fait exploser tout cela en partant à Londres. Toute ma carrière, tout ce que j’ai fait par la suite, n’était qu’une manière de ne plus jamais revivre une chose pareille et d’être un peu plus dans l’ombre. Je voulais pouvoir faire mon travail, c’est-à-dire créer de la musique, sans devenir une espèce de pop idole qui provoque des réactions hystériques. Cela serait arrivé un jour où l’autre, car quand on vieillit, le public vieillit avec soi, et a des réactions différentes avec le temps. Mais j’ai anticipé tout cela. C’était un peu brutal, pour les fans de Pop Satori et de mes des premiers tubes. Quand l’album Eden est sorti, ils ont eu du mal à accepter le fait que j’avais décidé de suivre une autre voie musicale et ont fait un rejet. Cela m’a sauvé. Quand j’ai quitté Paris j’étais en état de choc, j’avais abusé de tout, j’avais fait un excès d’excès: un excès de popularité, de travail, d’émotions. J’ai explosé en plein vol et j’avais besoin de cet arrêt. Eden, qui fut monumental à écrire, à enregistrer et à faire, fut la première pierre du nouvel édifice de ma vie.

Quand tu étais enfant, envisageais-tu de devenir un artiste ?

C’était un rêve d’enfant inavoué, un rêve caché. J’avais de très fortes envies à l’intérieur de moi, dans ma tête, dans mon cœur, et je considérais que c’était bien de le garder comme un secret jusqu’au jour où ce serait réel. D’ailleurs, certaines personnes de ma famille ont su que je faisais de la musique le jour où elles m’ont vu chez Drucker. Ils n’en revenaient pas ! Je n’en parlais pas car j’avais peur que les réactions soient négatives. Je n’étais pas très valorisé dans ma famille. Avec mes sœurs, on a été élevés par nos grand-parents en Algérie. Un jour mon père s’est volatilisé. Je ne l’ai jamais revu. Ma mère a dû rester là-bas car elle ne pouvait pas divorcer et je suis parti en France avec l’une de mes tantes. J’avais la sensation de ne pas avoir de parents. Je me sentais isolé, sans racines, sans mon pays, sans mes sœurs. Ce sont des années fondatrices. D’en parler comme ça, cela semble un peu triste: on se dit « pauvre chéri !». Mais l’art c’est ça ! C’est transformer ses chagrins, ses frustrations en quelque chose de beau et les partager avec les autres.

Surf, CD 20 titres + 2 bonus et double vinyle 20 titres. Sortie le 4 décembre chez Parlophone Warner. Commander : https://EtienneDaho.Ink.to/SurfFA