Les héros fragiles de Garnison
Si j’étais un homme, je m’habillerais en Garnison. C’est rare de trouver des vêtements dont la coupe est à la fois fluide et rigoureuse, avec des détails précieux. Découverte de l’univers du créateur suisse Luka Maurer et de sa collection printemps-été 2020. Isabelle Cerboneschi
Luka Maurer a choisi d’appeler sa marque de vêtements Garnison. On imagine une garde-robe d’inspiration militaire pour des hommes qui en ont. C’est à moitié faux. Il faut ajouter à cela une bonne dose de douceur, de rigueur et une touche de romantisme délicieusement sombre.
Luka Maurer, je l’ai rencontré pour la première fois à la HEAD. Il était étudiant. Je faisais partie du jury et ce grand garçon doux avait frôlé de près la note maximum. C’était en 2011 et son univers était déjà très défini. Quand on a la chance de voir un talent à l’état de chrysalide, il n’y a rien de plus beau que de le voir éclore et devenir papillon.
En 2017, il a créé sa marque : Garnison. Drôle de nom pour qualifier ce kimono fluide comme de l’eau, ces costumes trois pièces digne d’un dandy du XIXe siècle qui aurait été télétransporté dans le XXIe. Et pourtant, quand on regarde de près ces vêtements, on discerne la rigueur qui coudoie la douceur. « L’uniforme me passionne, confie le designer. Ses codes sont tellement puissants, tellement masculins. Si on les emprunte et qu’on les ajoute à une forme abstraite, celle-ci devient immédiatement un costume, quelque chose de très concret, de reconnaissable »
Luka Maurer est né à Porrentruy, dans le canton du Jura, en Suisse. Il aurait pu recevoir l’appel de l’horlogerie, ou de tout autre chose, mais son choix s’est porté sur la mode. « Tout petit je m’amusais à dessiner des super héros. Or quand j’ai décidé d’étudier la mode, j’ai retrouvé un classeur avec mes dessins d’enfant. J’ai alors compris que ce qui me plaisait, c’était de créer des personnages. Je les avais déjà habillés ! Encore aujourd’hui, j’ébauche d’abord des personnalités, des héros. Puis viennent la coupe et le choix du textile », explique-t-il.
Un ennemi à terrasser, une épaule à caresser
« J’aime renouer avec le héros romantique du XIXe, son courage, sa bravoure, que j’essaie de rendre à travers mes vêtements, dit-il. Quand je pense au mot Garnison, je vois un champs de bataille. On ne possède pas d’arme, mais on y va quand même, avec ou sans dentelle. L’ennemi, dans l’histoire, c’est toujours soi-même. Mes vêtements sont faits pour aider l’homme à sortir de sa zone de confort, à se surpasser, à être beau. Je développe des détails sensuels sur des pièces qui ne le sont pas ; sur le costume trois pièces par exemple, qui est plutôt associé au monde du travail. »
Pour bâtir ses épaules, Luka Maurer se base sur un patron ancien. « Autrefois, les tailleurs faisaient partir la ligne de couture d’épaule depuis les omoplates, ce que je trouve très sensuel », explique-t-il. Un détail qui appelle la caresse : la main n’aspire qu’à venir se poser sur ce col, sur cet omoplate.
Le créateur aime aussi les peignoirs. Dans chaque collection, il revisite cette pièce de vestiaire qui n’a pas de genre et il lui prête différentes matières, différents effets. « Je le travaille un peu comme la robe de mariée dans les collections femmes », explique-t-il. Ses collections sont une libre interprétation de la masculinité. Ce papa de deux enfants n’a pas grandi dans des règles rigides. « J’ai été élevé par des femmes : ma mère et ma grand mère, note-t-il. Il n’y avait pas de papa à la maison. Personne ne m’a dit : « Ne fais pas comme ci, fais comme ça. ». J’ai été très aimé et j’ai pu explorer tous les champs d’expression possibles. Je me sens homme, mais doté d’une sensibilité féminine. Et je pense que je transmets cela à mes deux enfants : mon épouse fixe les limites et j’arrondis les angles avec des bisous et des câlins. » Cette douceur se ressent dans ses vêtements et dans les matières qu’il utilise.
L’entrée au Musée National Suisse
Sa mode n’a pas intérêt à se démoder : le Musée Sational Suisse a acquis l’un de ses looks de l’automne-hiver 2019-20. « Je ne l’avais jamais visité. J’ai découvert une énorme collection de vêtements qui va du costume du paysan lucernois à celui du noble du XVIe siècle et remonte jusqu’à aujourd’hui. Ils ont acheté mon manteau vert pour leur collection permanente 2019-2029, tout en me demandant de rester célèbre au moins pendant dix ans ! » Sans pression aucune, bien sûr.
Saville Row et les leçons d’Oswald Boateng
Parce qu’il voulait comprendre la technique du costume anglais, Luka Maurer a fait du porte-à-porte à Saville Row, la rue mythique des tailleurs londoniens. On lui a répondu poliment « non » partout, jusqu’à ce qu’il croise par hasard le couturier Oswald Boateng. Imposant, élégantissime, il lui a donné sa chance. « En travaillant chez lui, j’ai compris la puissance que représente le costume. Les chemises, les vestes y sont présentées comme des bijoux. »
Après Londres, ce fut Berlin. Luka Maurer a appris encore quelques secrets de tailoring chez Egon Brandstetter, un tailleur autrichien et chez Paul Davis. Mais l’on n’est jamais totalement libre d’improviser quand on travaille pour un autre que soi. Le jeune designer avait des idées, des envies, il a décidé de créer sa propre marque et revenir à Porrentruy. Son atelier est installé dans l’ancienne usine Spira.
L’équipe de Garnison est réduite : Luka Maurer, sa chef d’atelier Julie Lahoual et une stagiaire. « Nous sommes tellement petits que nous n’avons aucune contrainte. Nous n’avons pas besoin de jouer le jeux des grandes marques : nous pouvons créer nos propres règles. » Il ne crée que deux collections par an, le printemps-été et l’automne-hiver, et surtout il travaille sur-mesure. « Nous réalisons tout à l’atelier. Nous avons également des mandats, comme cette commande d’une banque qui nous avait demandé de dessiner un tablier. Les gens l’ont adoré et je l’ai recyclé dans mon dernier défilé. Nous travaillons aussi avec des théâtres. Les costumes de la pièce Oedipe Roi (qui aurait dû être jouée au Théâtre du Crochetan en mai 2020 et qui a été annulée à cause du confinement, ndlr) deviendront notre prochaine collection. Nous la présenterons à Paris puis les acteurs les porteront pour la pièce », explique Luka Maurer.
La garde-robe de sa grand-mère
Outre les super héros de son enfance, les militaires de salon et les dandys du XIXe, l’une des sources d’inspiration de Luka Maurer est la garde-robe de sa grand-mère. « C’était une femme magnifique dans les années 60-70, souligne-t-il. Elle a accumulé des vêtements splendides. Il m’arrive de piocher dedans, d’emprunter des lignes. Je relève les patrons, puis je les corrige, les modifie. » Luka Maurer construit sa marque un peu comme un jeu de Tetris, un élément après l’autre. « J’ai toujours eu peur d’enlaidir la femme alors je fais de l’homme. Mais curieusement, j’ai parfois l’impression de basculer dans le féminin. »