Gino’s Dream, la montre hommage de François-Paul Journe

Pour fêter les dix ans de l’élégante, sa première montre dotée d’un mouvement électromécanique, François-Paul Journe lui a offert une lunette aux couleurs de l’arc-en-ciel. Il l’a baptisée Gino’s Dream, en hommage à son ami Serge Cukrowicz, alias Gino, l’un de ses premiers associés. L’occasion rêvée de parler de la genèse de la marque avec le maître horloger et de découvrir des anecdotes inédites. Isabelle Cerboneschi

Serge Cukrowicz, surnommé Gino, est un nom qui ne dit peut-être rien au public non averti, mais aux yeux des amateurs de haute horlogerie, il était l’une des figures les plus flamboyantes de la profession.

Né à Anvers en 1959 dans une famille de diamantaires et passionné par l’art horloger, ce détaillant, décédé en 2021 avait cofondé Ginotti Jewellers en 1987. Quelques années plus tard, en 1999, il s’était jeté passionnément dans l’aventure de Montres Journe S.A dont il fut l’un des premiers associés. Outre la belle mécanique, il affectionnait les diamants, la bonne chère et les costumes multicolores. Il aurait certainement adoré l’élégante Gino’s Dream baptisée en son honneur par son ami François-Paul Journe.

Un rendez-vous fut donc pris avec le maître horloger afin de parler de ce modèle serti de pierres en verre de céramique aux couleurs de sucre d’orge et des origines de l’élégante, son premier garde-temps doté d’un mouvement électromécanique. Une montre inédite puisqu’elle s’arrête après 35 minutes d’immobilité et reprend le cours des heures dès qu’on la remet au poignet. Mais cette conversation qui aurait pu rester légère, nous a menés bien plus loin, à la véritable genèse de la marque F.P.Journe. Cet entretien fourmille d’anecdotes inédites, il est émaillé de rires, d’émotions et surtout, il y est question d’amitié et de tout ce que ce mot peut signifier de plus noble.

INTERVIEW

L’élégante fête cette année ses dix ans. Quand vous l’avez créée, vous attendiez-vous à un tel succès?

François-Paul Journe : Pas du tout. Je me disais qu’elle se vendrait parce qu’elle était meilleure que ce que l’on trouvait sur le marché, mais de là à ce qu’elle fasse des prix aussi rocambolesques aux enchères! Je ne voulais pas en fabriquer beaucoup parce que nous n’avons pas la capacité d’en faire des milliers. Je souhaitais vendre ce modèle à un public averti, mais je ne pensais pas qu’il générerait un tel engouement.

Au départ, vous l’aviez créée parce que les épouses de vos clients se plaignaient de ne pas trouver de montres conçues pour elles dans votre collection. Comment vous est venue cette idée d’un mouvement à quartz qui suspend le temps quand la montre n’est pas utilisée?

J’avais déjà créé une montre féminine, la Divine, dans un boîtier en or ou en platine de 36mm avec un mouvement en or. Elle avait son auditoire mais elle ne s’adressait qu’à quelques personnes car elle était lourde: elle pesait facilement 150 grammes. Or les femmes préfèrent porter quelque chose de plus léger au poignet et de moins contraignant qu’une montre mécanique. Il y a eu très peu d’inventions fondamentales dans l’horlogerie depuis le début du XIXe siècle. La première, on la doit à Charles Edouard Guillaume qui a inventé l’invar, permettant ainsi de fabriquer des balanciers et des spiraux beaucoup plus précis. Et la deuxième invention majeure, c’est le quartz. Son problème, c’est qu’il a été maltraité et a servi à faire des montres bas de gamme dans les années 1970. Environ 98% des montres dame aujourd’hui sont à quartz, mais il s’agit de mauvais quartz: quand la personne a envie de porter sa montre, après l’avoir délaissée un certain temps, la batterie est souvent à plat.

J’ai commencé à réaliser un cahier des charges pour combler ces lacunes et c’est ainsi que je suis arrivé à ce mouvement. Nous avons mis huit ans pour le développer. Heureusement d’ailleurs, parce que si nous l’avions lancé lorsque j’en ai eu l’idée, peut-être que cette montre n’aurait pas eu ce succès-là. Quand le modèle a été présenté, il était un peu précurseur, mais il s’est installé doucement durant les cinq premières années. Puis des clients m’ont demandé des modèles plus grands pour hommes. Et le modèle homme, qui devait être un outsider, est devenu plus demandé que le modèle féminin.

En dix ans vous avez offert à l’élégante une garde-robe très variée: diverses couleurs de bracelets, des diamants, différents matériaux comme le titane, le platine, le Titalyt®,… Est-ce le modèle avec lequel vous vous sentez le plus à l’aise pour exprimer divers messages et métamorphoses?

Quand nous l’avons présentée au début, nous entrions dans l’inconnu. Nous avons donc créé plusieurs modèles en plusieurs couleurs et matières, en or, en platine, sertis, pas sertis, puis j’ai opté pour le titane. C’était à la fois pour des raisons de légèreté et aussi parce que rien ne justifiait le fait d’habiller un mouvement à quartz, aussi sophistiqué soit-il, avec des matériaux de trop de valeur. Nous avons donc arrêté de fabriquer des élégantes en métal précieux. En offrant une gamme plus austère, nous pouvons proposer plus de variétés en nous concentrant sur les bracelets.

Pour fêter le 10e anniversaire, vous lui avez donné des atours arc-en-ciel. Pourquoi avoir choisi de sertir la lunette avec des baguettes en verre de céramique plutôt qu’avez des saphirs de couleur?

Pour les mêmes raisons que précédemment: il aurait fallu trouver des pierres calibrées or pourquoi mettre de la valeur autour de ce mouvement? La préciosité de cette montre, sa valeur ajoutée, c’est le travail qu’elle a généré. Je vais faire un parallèle avec Harry Winston, pour qui j’avais créé l’Opus One en 2001. À l’époque, c’était une marque indépendante et familiale qui n’utilisait que des matériaux trouvés dans la nature: l’or, les pierres précieuses, etc. Or si vous prenez l’élégante, tout est fabriqué par la main de l’homme, y compris les pierres.

Pourtant il existe une élégante en Titane/Titalyt® sertie de brillants?

Oui, mais les brillants utilisés dans l’horlogerie ne coûtent pas une fortune: c’est ce qui est le plus courant au monde.

Est-ce que ces baguettes de verre de céramique se sertissent comme des pierres précieuses?

Pas du tout. D’un côté elles s’emboîtent dans un rail et de l’autre côté, deux petits clous viennent les maintenir. C’est très difficile de sertir le titane et nos équipes ont dû inventer un système pour y parvenir.

Quelle est la genèse de cette élégante multicolore baptisée Gino’s Dream?

Un client de Los Angeles voulait que je lui fabrique une élégante sertie d’émeraudes. J’ai refusé car le prix aurait été démesuré. J’ai réfléchi à une alternative: des baguettes en verre de céramique. J’ai créé un prototype avec la lunette couleur rubis, une autre couleur émeraude, mais je n’en étais pas satisfait car avec des lunettes monochromes on ne peut pas s’amuser à changer la teinte des bracelets, alors qu’avec un arc-en-ciel, tous les bracelets sont compatibles. Le prototype définitif fut prêt l’année dernière. Je l’ai montré à Shawn Mehta, le fils de Gino, qui dirige notre boutique de Londres et il m’a dit: « elle aurait plu à Gino celle-là ! » Et c’est ainsi que j’ai décidé de l’appeler Gino’s Dream. C’était une évidence: s’il avait été là, il serait parti avec.

Les couleurs semblent avoir été inspirées des costumes qu’il portait.

Il en trouvait un nouveau pour chaque évènement! Il préparait son apparition. Quand je l’ai connu, il y a 35 ans, sa couleur préférée, c’était le jaune. Il avait un costume jaune canari, une voiture jaune canari et tout en jaune (rires). Par la suite, il a amélioré son style en bariolant le tout.

Comment avez-vous rencontré Gino?

C’était à la foire de Bâle, dans les années 1990. À la fin de la journée, vers 18h, Georges Daniels voulait toujours que l’on aille prendre un verre ensemble. On filait sur le stand de Daniel Roth et là, il y avait toute une clique de gens qui travaillaient avec Daniel ainsi que ses clients, dont Gino. Lors d’un dîner, ce dernier m’a demandé de lui expliquer la montre que j’avais au poignet. C’était la première montre-bracelet à tourbillon avec remontoir d’égalité que j’avais créée en 1991 et que j’avais exposée à Bâle la même année. Je lui ai raconté qu’il s’agissait d’une montre hommage avec des aiguilles Breguet, des chiffres romains, un remontoir d’égalité qui est la pierre philosophale de l’horlogerie, un tourbillon en honneur à Abraham-Louis Breguet, une cage de tourbillon en forme de lyre en référence à Ernest Guinand. Le cadran, posé directement sur le pont en or, était lui un hommage aux compteurs des chronomètres de marine de Ferdinand Berthoud. Cette montre est un concentré d’histoire de l’horlogerie. Après lui avoir expliqué tout cela, il me regarde et me demande s’il peut l’acheter. Je lui réponds qu’elle n’est pas à vendre mais que j’ai l’intention d’en créer une douzaine après la foire de Bâle.

Les avez-vous fabriqués ces douze tourbillons avec remontoir d’égalité?

À l’époque, je fabriquais tout à la main. J’avais accepté deux commandes émanant d’un client fidèle et de son beau-frère. J’ai mis trois ans pour les fabriquer. Je n’en pouvais plus! Je me suis arrêté à deux. C’était un travail trop répétitif. Je les ai livrés en 1994. L’un de ces deux tourbillons va d’ailleurs être vendu aux enchères chez Phillips en novembre prochain: mon client est décédé et son petit-fils m’a demandé conseil.

Comment la société Montres Journe S.A. a-t-elle pu voir le jour alors?

En 1995-96, je me trouvais à Paris avec des amis qui étaient antiquaires à Drouot. L’un d’entre-eux, Michel Périnet, un grand collectionneur, m’a demandé s’il pouvait acheter ma montre. Je lui ai fait la même réponse qu’à Gino: elle n’était pas à vendre. Je ne souhaitais pas recommencer à en faire une à la main pour lui et je n’avais pas les moyens d’en fabriquer en série. J’ai alors trouvé vingt copains qui ont accepté de me commander en souscription 20 pièces en platine au prix de 27’500.- francs et j’ai pu les faire fabriquer. C’est ainsi que l’histoire a démarré. Auparavant, je faisais du sur-mesure et là, c’était du prêt-à-porter. C’est finalement grâce à Michel Périnet, aujourd’hui décédé, que j’ai démarré. C’était un grand collectionneur parisien, qui avait possédé la plus grande collection de bijoux Lalique. Il l’avait revendue et avait monté une très belle collection d’arts premiers: il avait acquis quasiment toutes les pièces de la vente aux enchères Francis Picabia. Il avait un œil comme personne: il savait déceler. Et il m’avait décelé (rires).

Pour revenir à Gino, quel fut son rôle dans l’évolution de F.P.Journe?

En 1995, je me promenais à la foire de Bâle avec un classeur qui contenait les dessins de mes quatre ou cinq premiers modèles; le tourbillon, le chronomètre à résonance, et les trois premières Octa: la réserve de marche, le chrono et le calendrier. Quand j’ai présenté mon premier tourbillon et le prototype de la résonance à Bâle sur le stand de l’Académie Horlogère des Créateurs Indépendants (AHCI), tous ceux qui m’avaient regardé de haut en 1991 tournaient comme des abeilles autour de la vitrine. J’avais l’intention de créer une société avec un fabricant de composants, un fabricant de boîtes, un commercial et un administrateur. J’ai pris les candidatures qui se proposaient et je les ai analysées. Quand des associés entrent dans une entreprise qui débute, et qui n’est donc pas trop chère, ils s’attendent à une certaine rentabilité. Or ils s’aperçoivent rapidement qu’ils doivent réinjecter tout le temps de l’argent jusqu’au jour où ils en ont assez et arrêtent.

Ceux qui ont cru en moi c’est Gino, qui était l’atout commercial, et Philippe Rabin qui est notre directeur administratif. Je ne leur ai jamais demandé un sou de plus car ça a marché tout de suite! Les 20 montres commandées par souscription m’avaient permis d’avoir un bagage. Quand mes deux actionnaires sont entrés dans la société, ils savaient qu’elle possédait un actif qui allait se vendre. Je n’avais pas encore livré tous les souscripteurs car j’avais présenté les cinq premiers tourbillons réalisés à la foire de Bâle. J’avais sorti toutes mes cartouches car je voulais prouver qu’il ne s’agissait pas d’une pièce unique et que ce tourbillon était reproductible. En 2000 nous avons lancé la résonance. Et c’est à ce moment-là que Gino a joué un rôle très important: nous avons participé à la foire de Bâle 2000 avec notre propre stand au 2e étage.

Comment, d’un petit espace sur le stand de l’AHCI êtes-vous parvenu à occuper un stand à votre nom à Bâle?

Il faut revenir un peu en arrière. Avec Gino, nous avions participé à une exposition à Bahreïn. Je m’y étais rendu avec quelques tourbillons, convaincu que je ne vendrai rien: toutes les marques étaient présentes avec des montres serties de diamants. Le grand prince de Bahreïn m’a approché avec son secrétaire et a commencé à me parler d’horlogerie, de Philippe Dufour notamment. Cela m’a surpris. J’avais pris avec moi le tourbillon No 30. Or il venait d’avoir 30 ans et il souhaitait acquérir ce tourbillon. Celui-ci avait un cadran en or jaune, le prince préférait un cadran en or blanc. Dès que je suis rentré à l’hôtel, j’ai changé le cadran de la montre (rires). Le prince l’a toujours dans sa collection. Il possède aussi une résonance ruthénium et un tourbillon ruthénium.

Comme nous avions fait construire notre stand à Bahreïn, nous avons commandé celui pour Bâle à la même société. A l’époque, la foire nous obligeait à avoir un stand de six mètres de haut. Comme nous n’avions pas beaucoup de budget, nous en avons commandé un qui coûtait 70’000.- francs. Mais même au Moyen-Orient, pour ce prix-là, la compagnie n’a pas réussi à le construire et a pris un sous-traitant en Pologne. Nos bureaux étaient en bas et l’étage supérieur n’existait pas: c’étaient des fenêtres fictives, de l’esbroufe. Nous avions cinq vitrines où j’ai pu présenter les prototypes, tout le monde est passé. Et en une semaine, nous avions trouvé les meilleurs distributeurs mondiaux pour nos montres, à l’exception du Japon.

L’histoire de votre implantation au Japon est rocambolesque. Pourriez-vous la raconter?

En 2000, Gino et moi sommes partis au Japon. Le beau-frère de ma compagne, qui était japonais et implantait là-bas des Starbucks café, souhaitait travailler avec moi. Il nous a présenté des biens à louer mais les prix étaient infernaux. Je me demandais comment des boutiques de sushi pouvaient payer ce prix-là pour si peu de mètres carrés! Le dernier jour, au petit-déjeuner, nous lui avons expliqué qu’il nous était impossible de prendre un magasin à Tokyo car le prix au mètre carré était bien trop élevé. Et là, il s’est rendu compte qu’il y avait eu un malentendu: au Japon, le prix se calcule en tsubo et pas en mètres carrés, ce qui correspond quasiment à 3,3m2. Nous avons commencé à y songer. L’année suivante, en 2001, je devais présenter l’Opus One, que j’avais conçu pour Harry Winston, dans le monde entier et la tournée avait commencé par le Japon. J’ai rencontré Norio Hattori, un franco-Japonais qui travaillait à la boutique Harry Winston de Tokyo. Je lui ai fait part de mon intention d’ouvrir une boutique au Japon et lui ai demandé si cela l’intéressait. Deux ans plus tard il m’a annoncé qu’il était libre et c’est ainsi que l’aventure japonaise a commencé. Tout cela, je l’ai fait avec Gino.

Une si longue relation est émaillée de nombreuses anecdotes mais laquelle illustre la profondeur de votre lien d’amitié?

Quand nous avons fêté les 60 ans de Gino à Venise, en 2019, il était très amaigri. Je lui ai demandé comment il allait et il m’a répondu « ça va ». C’était faux. Je lui ai alors demandé une chose: « Tu dois me jurer de me donner de tes nouvelles et de me dire la vérité à chaque fois ». Pendant toutes les années qu’a duré sa maladie, chaque fois qu’il a vu un médecin, il m’a tenu au courant et m’a toujours dit la vérité. En 2020, quand il y a eu l’épidémie de Covid, il a juste eu le temps de partir à Singapour où vit son épouse Radhi avant la fermeture des frontières. Depuis son anniversaire jusqu’à son décès, nous n’avons pas pu nous revoir. Nous nous parlions en vidéo. La veille de sa mort, je lui ai parlé à 23h et il est décédé à 4h. Aujourd’hui son héritage perdure: sa femme a pris sa place et est actionnaire dans la société, son fils Shawn s’occupe de notre boutique à Londres. Il aurait adoré voir son fils ouvrir cette boutique en novembre 2023.