Les super-héroïnes de Julien Fournié

Lorsqu’il a commencé à réfléchir à sa collection haute couture automne-hiver 2022, le grand couturier s’est demandé comment faire face à l’état d’un monde qui, après deux ans de crise sanitaire, s’enfonçait dans la guerre. Il a choisi de se réfugier dans l’univers des manga et des personnages de l’univers Marvel afin de donner aux femmes les super-pouvoirs dont il rêvait. Isabelle Cerboneschi

Julien Fournié haute couture automne-hiver 2022/2023, collection First Creatures

Quelques semaines avant de présenter sa collection haute couture automne-hiver, en juillet dernier, le grand couturier Julien Fournié m’ouvrait les portes de son atelier. Certaines robes étaient terminées, d’autres en cours de finition. Aucune fébrilité dans l’air, pourtant: la collection était en totale harmonie avec le propos choisi par Julien Fournié. Le fil de sa pensée l’avait mené à créer des robes à la limite du réel pour des femmes qu’il aurait rêvé doter de super pouvoirs. Ce qu’il fait, d’ailleurs. Une robe haute couture n’est-elle pas un super pouvoir que s’offre celle qui la porte? Un objet taillé à ses mesures qui la valorise, corrige, rectifie, embellit, lui donne de la puissance, de la fougue, une grandeur?

En regardant les robes passer des mains de Julien Fournié à celles de Madame Jacqueline, sa première d’atelier, je me demande qui saura s’en vêtir et s’emparer. Il y a la robe Nebula, montée sur du « tulle illusion » qui donne l’illusion, comme son nom l’indique, qu’il s’agit de peau nue et non pas de tissu. La matière noire dont elle est faite semble à la fois absorber la lumière et la réfléchir. Le travail de maille, réalisé par Aloys Picaud, ressemble à une fourrure d’étoiles. Le premier look est terminé et attend sur un cintre le jour du défilé: il s’agit d’une robe de marqueterie de cuir, lacérée. Une robe de traversée du désert dont on ressort grandi. « Tous les tissus de cette collection ont été fabriqués en France chez Sfate & Combier et pour les jerseys chez Guigou. Et j’ai choisi quelques tissus masculin chez Guy Dormeuil pour apporter un peu de masculinité », précise le grand couturier.

Le jour du défilé, toute la collection a pris sens. Fausses redingotes, robes longues en jersey, smokings bleu nuit oversize, pantalons larges, robe en lurex iridescent fabriqué à partir de 8 fils différents, robes drapées avec des dos nus,… Les corps sont enveloppés de nébuleuses, ils sont allongés. Les filles sont belles et étranges à la fois. On dirait des êtres d’un autre monde parés de bijoux de verre comme sortis du fond des mers. Le maquilleur Nicolas Degennes a fait disparaître certains sourcils, dessiné des yeux immenses, choisi des maquillages asymétriques. L’univers de cette collection évoque celui de Hans Ruedi Giger, le concepteur de l’Alien du film de Ridley Scott de 1979 et c’est ce que Julien Fournié voulait.

INTERVIEW

Que représente à vos yeux cette collection haute couture baptisée First Créatures?

Julien Fournié : C’est celle du renouveau. J’ai présenté quatre collections en digital. Je reviens sur les podiums avec un propos très haute couture.

Qu’est-ce qui a changé par rapport à la précédente collection qui s’inspirait de l’univers de la BD et du gaming?

J’ai présenté ma précédente collection First Love en janvier 2022, juste avant la guerre en Ukraine. On était plein d’espoir, on était enfin sorti du Covid, j’avais envie de couleurs. Je ne m’attendais pas à ce que l’humanité, après cette crise sanitaire qui a duré plus de deux ans, et qui a touché le monde entier, puisse entrer dans une guerre et que l’on vive des événements aussi tragiques à notre époque. J’ai vécu une période d’abattement après cette collection et j’étais comme entre deux mondes: d’un côté la réalité violente et de l’autre, mes clientes qui me demandaient de rêver pour elles des tenues insensées, pleines d’espoir, pour leurs besoins de représentation. Elles voulaient de la lumière.

Julien Fournié haute couture automne-hiver 2022/2023, collection First Creatures

Du fait de la fermeture de certains pays, comme la Chine, avez-vous touché une nouvelle clientèle?

Les Chinoises ne sont pas venues, mais outre mes clientes traditionnelles du Moyen Orient, j’ai en effet touché une nouvelle clientèle venant de Suisse et de Monaco. Des Européennes, très émancipées, très fortes, qui se sont approprié mon travail. Elles rêvaient de couleurs – du jaune citron, du corail – et de robes très brodées. Après tous ces confinements, elles voulaient mettre en valeur leur corps. Je ne m’attendais pas à ce que l’on me pousse à faire des robes décolletés, qui dévoilent les bras, les jambes, plus de peau, alors que je suis plutôt connu pour mes robes assez fermées et pas trop sexy.

Comment la situation géopolitique a-t-elle eu un impact sur votre processus de création?

Parce que la situation politique m’avait abattu, comme un enfant, je me suis enfermé dans mes passions premières, à savoir les films de genre et les super-héroïnes. J’avais besoin de retrouver les personnages de dessins animés que j’avais toujours adoré, comme les Sylvidres d’Albator, avec leurs longs cheveux, la sorcière écarlate ou Storm, de l’univers Marvel.

Comment avez-vous traduit cet univers de super-héroïnes dans cette collection?

Je me suis rendu compte que j’avais besoin d’amener des femmes un peu plus venimeuses sur le podium. A l’échelle du temps, nous ne sommes rien et nous espérons toujours qu’un être d’ailleurs prenne contact avec nous. Je suis en admiration devant les fonds sous-marins et certains animaux luminescents, translucides qui sont presque des Aliens. Je me suis concentré sur cette esthétique pour dessiner cette collection qui s’appelle « Premières Créatures ». Nous avons créé des bijoux méduses en verre, certaines robes ont des découpes qui évoquent la forme de la raie manta, Les femmes sont longilignes, un peu plus dénudées que d’habitude, j’ai presque abandonné les grands volumes, à part pour la robe de mariée. Je souhaitais qu’elles soient aiguisées pour se battre à notre époque.

Pendant deux ans, vous avez montré vos collections à travers des films. Le retour sur les podium vous a-t-il donné un nouvel élan créatif?

Cela faisait longtemps que je n’avais pas pris autant plaisir à faire une collection mais je ne sais toujours pas comment nous avons réussi à la terminer, avec les problèmes d’approvisionnement auxquels nous avons dû faire face. La crise sanitaire nous a permis de découvrir l’origine de certains produits que nous pensions être fabriqués en France. Notamment des broderies. La saison prochaine, nous allons expliquer comment les choses se passent en réalité. La broderie sera la grande histoire de la collection printemps-été 2023!