La fantasmagorie au cœur des montres Hermès

Chaque manufacture, chaque maison horlogère, possède un style, une signature. Celle d’Hermès allie la technique et le storytelling: qu’il s’agisse de faire appel à un nouveau métier d’art, d’inventer une complication ou de mettre en scène des personnages irréels, ses montres racontent des histoires qui s’adressent à notre imaginaire. Isabelle Cerboneschi

L’horlogerie est un art et un savoir-faire, qui, au-delà de toutes ses complexités techniques, porte en elle un beau mystère. C’est extraordinaire, quand on y pense, de parvenir à donner l’heure précise grâce à un savant agencement de petits éléments métalliques – des rouages, des vis, des cames, des ponts, des ressorts, des balanciers – qui, assemblés, forment un mécanisme que l’on active grâce à une couronne ou par le simple mouvement du poignet. L’horlogerie ne saurait aller sans une pincée de magie. Chaque horloger, chaque manufacture l’exprime à sa manière et réalise ce petit miracle de précision à sa façon, mais il est une maison qui dessine, avec chacune de ses créations, une gigantesque fresque fantasmagorique: Hermès Horloger.

Hermès sait fabriquer des montres et raconter des histoires, entre autres choses, et ses garde-temps allient ces deux savoirs. Certains frôlent même la mission impossible lorsqu’il s’agit, pour les réaliser, d’inventer un métier d’art qui n’existe pas. Ce fut notamment le cas lorsque Hermès fit appel au métier de maître verrier pour créer sa montre Arceau Millefiori. « Quand nous avons visité la cristallerie de Saint-Louis (qui appartient au groupe Hermès, ndlr) et que j’ai vu toute la créativité contenue dans les presse-papiers en cristal qu’ils fabriquent, je me suis dit qu’il fallait essayer de les reproduire en miniature sur une montre. Ce n’était pas évident, du fait de la finesse du cadran, mais à force de mettre les artisans au défi, nous y sommes parvenus! Le résultat apporte quelque chose de différent au monde horloger. Nous avons opté pour la même démarche avec les métiers du cuir en inventant la mosaïque de cuir», raconte Philippe Delhotal, le directeur création chez Hermès Horloger.

Arceau Millefiori ©Hermès

Pour embrasser pleinement toute la fantaisie d’Hermès, il faut prendre le temps de regarder chacune de ses créations et les passer au filtre le plus fin de son imaginaire. Lors du dernier salon Watches & Wonders, les visiteurs ont pu admirer pléthore de montres – plus d’une vingtaine – faisant appel à divers métiers d’art. Elles étaient présentées dans une installation d’une intense poésie conçue par l’artiste Clément Vieille.

« La fantasmagorie a toujours existé dans le monde Hermès, explique Philippe Delhotal. Nos objets doivent pouvoir faire rêver et transporter les clients dans un monde irréel. Pourquoi ceux-ci viennent-ils chez Hermès pour acheter nos montres? Parce que nous sommes capables de faire un pas de côté et c’est ce qu’ils recherchent: cet esprit un peu décalé, cette originalité. Nous faisons les choses avec légèreté mais avec beaucoup de sérieux. C’est l’une des signatures de la maison, dans tous les domaines, que ce soit celui du prêt-à-porter, des montres, des objets décoratifs,… Or cette légèreté, on la doit beaucoup au dessin: 90% de nos créations horlogères trouvent leur origine dans les carrés de soie. »

Les carrés de soie à l’origine des cadrans

Comment les carrés, qui deviendront des cadrans de montres, sont-ils choisis? « Nous sélectionnons une quarantaine de modèles, principalement parmi les collections de l’année. Nous les étalons sur le sol, nous les trions par thèmes: animaliers, abstraits, contemporain, classiques, équestres, etc., pour obtenir un équilibre. Puis nous en choisissons une vingtaine que nous faisons valider par Pierre-Alexis Dumas, le directeur artistique général d’Hermès. Ensuite il s’agit de définir le type de montre correspondant le mieux à chaque motif. C’est le dessin qui va nous guider. S’il est très fouillé, très précis, nous avons tout intérêt à l’utiliser sur un garde-temps d’un grand diamètre pour lui donner plus d’aération. Enfin, il faut trouver la technique qui puisse sublimer ce dessin », explique Philippe Delhotal.

En ce qui concerne les techniques employées, Hermès met en avant de manière très appuyée les métiers d’art traditionnels auxquels elle fait appel, mais pas seulement. « Je trouve intéressante l’association de techniques modernes et de l’artisanat. Sur certaines montres, pour parvenir à réaliser certains dessins, il nous arrive d’utiliser des techniques qui n’appartiennent pas à l’art horloger et qui ont été détournées. Il faut savoir utiliser les technologies qui sont à notre disposition aujourd’hui, car sans elles, on ne pourrait pas réaliser certains dessins. »

Carré Hermès story ©Hermès

Une machine à souder détournée pour tisser des fils d’or

La technique du fil d’or notamment a permis de réaliser le dessin Cheval Ikat. « Il était tellement particulier que nous avons dû rechercher une technique très éloignée de l’artisanat. Nous avons fait appel à la société Wire Art Switzerland, fondée par deux ingénieurs et basée à Sainte-Croix. Ils ont eu l’idée d’offrir une nouvelle vie aux machines de bonding, qui servaient à souder les fils d’or des circuits intégrés. En les détournant de leur fonction initiale ils réalisent des œuvres « tissées » de fils d’or pur 24 carats recyclé. Les orientations et entrelacs de fils d’or 25 microns permettent de réaliser des motifs complexes qui prennent vie grâce aux mouvements et jeux de lumière. Cette technologie, été détournée afin qu’elle puisse être au service de l’artisanat. Une manière d’offrir aux machines une fin de carrière artistique. Nous sommes en 2023 et nous devons à la fois faire perdurer les métiers d’art traditionnels et en développer d’autres grâce aux technologies offertes aujourd’hui », souligne Philippe Delhotal.

Slim d'Hermès Cheval Ikat ©Joel Von Allmen

Pour illustrer toute la créativité dont est capable Hermès Horloger, j’ai choisi de mettre en lumière quatre garde-temps présentés lors du dernier salon Watches & Wonders: la Slim d’Hermès Cheval de légende, la montre de poche Slim d’Hermès Pocket Masan Masan, ainsi que les modèles Arceau Hermès Story et Arceau Libre Comme Pégase.

Slim d’Hermès, Cheval de légende

Ce modèle s’inspire du carré Cheval de Légende imaginé en 2010 par l’artiste Benoit Pierre Emery. L’idée de cette chevauchée céleste en pointillés d’or sur soie lui est venue en découvrant un traîneau orné de volutes de clous dorés dans le château de Lancut, lors d’un voyage en Pologne.

Si ce dessin est d’une grande simplicité, sa retranscription sur le cadran est en revanche d’une grande complexité. « Quelle technique utiliser pour rendre ce motif composé d’une multitude de petits points sur un cadran de montre? La miniature? Cela ne fonctionnait pas du tout. Aucun autre métier connu n’était adapté.Toute la difficulté fut de trouver la bonne technique pouvant restituer l’authenticité du dessin et ce que le dessinateur a voulu exprimer. Il y a une connivence créative entre les artisans et les dessinateurs et souvent, c’est le dessin va nous conduire vers la bonne technique. Nous l’avons donc montré à nos artisans qui nous ont proposé d’utiliser de petites billes d’or et d’émail. Il a fallu ensuite trouver un moyen de déposer sur le cadran les 1678 mini sphères qui composent le motif équestre», explique Philippe Delhotal.

La technique utilisée demande à la fois de la précision et de la patience. L’artisan creuse au laser de minuscules cavités sur une surface en or préalablement émaillée et polie à la main. Il y dépose une à une les 1 678 billes d’or rose ou d’émail, avant de les cuire au four pour les figer. «  L’émail en fusion du cadran capture les petites sphères et l’ensemble se solidarise, note Philippe Delhotal. Mais lorsqu’il s’agit des billes d’émail, il faut bien définir le temps que le cadran va passer dans le four: si on l’y laisse trop longtemps, les billes vont fondre. Nous avons dû nous livrer à de nombreuses itérations pour parvenir à reproduire assez fidèlement le carré d’origine en deux couleurs.»

Le résultat est étonnant. On a le sentiment, en regardant la montre, que le cheval est en train de s’effacer, comme le font les rêves, ne laissant deviner de sa silhouette que quelques points.

Slim d’Hermès Pocket Masan Masan

En découvrant cette montre de poche, je me suis demandé quelle technique Hermès avait convoquée pour réaliser son cadran, envisageant plusieurs possibilités, toutes erronées. Les deux têtes de chevaux gravées en or jaune et rose s’entrelacent sur un cadran en marqueterie de crin.

« Cela faisait des années que nous voulions réaliser un cadran en crin, mais c’est malheureusement une matière extrêmement difficile à travailler, souligne Philippe Delhotal. On ne peut pas le courber, car il casse. Je me suis rapproché de l’atelier parisien Alba, créé par un jeune couple très créatif (Célia Suzanne et Erwann Larbre, ndlr) qui fait de la marqueterie contemporaine, notamment avec de la paille et du crin. Généralement, ils travaillent sur des surfaces beaucoup plus importantes, comme des écrins ou des paravents et je leur ai demandé s’ils pouvaient travailler sur une petite surface. Le but était de pouvoir reproduire le dessin Masan Masan (créé par le dessinateur designer Terawat Teankaprasith, ndlr). Pour réaliser la surface du cadran, ils ont utilisé de petits fils de crin de différentes couleurs. Il a fallu qu’ils domptent la matière pour obtenir cette marqueterie d’une grande finesse. Ensuite, les ateliers sont venus déposer les deux têtes de chevaux en or rose et en or jaune. Nous allons d’ailleurs lancer une autre version avec la tête de cheval en crin en 2024. »

Arceau Hermès story

Il faut prendre le temps d’observer tous les personnages et animaux présents sur le cadran de ces deux montres réalisées en peinture miniature sur nacre pour le premier modèle et en marqueterie de bois, peinture et gravure pour le second, afin de saisir toute la drôlerie des saynètes qui y sont représentées. Elles sont inspirées des dessins de l’Anglais John Burton. « Nous avons reproduit ce carré très coloré à la peinture miniature sur une base nacrée: une technique relativement classique, souligne Philippe Delhotal. Ce qui nous a beaucoup plu, c’est la présence de petits personnages qui racontent une histoire. La femme qui se fait un selfie alors qu’elle vient du XVIIIe siècle est une scène totalement improbable! Je trouvais ce carré très drôle et nous avons réalisé plusieurs close-up du dessin qui ont donné lieu à deux montres, dont un autre modèle peuplé d’animaux. On y découvre un tigre (réalisé en marqueterie de bois et composé de 290 pièces, ndlr), un lapin, des papillons, un colibri,… Il y a une vraie fantaisie dans ces montres! Elles ont à la fois ce côté gai, un peu surprenant, parfois naïf, qui fait le charme de nos objets.»

Il faut s’appeler Hermès pour oser peindre sur un carré et un cadran de montre, une courtisane du XVIIIe siècle, en train de se faire un selfie, entourée d’animaux tout aussi égocentriques et anachroniques qu’elle, comme ce toucan portant un haut de forme, ce paon embijouté ou cette tortue arborant un chapeau melon. Quelques « likes », formés de cœurs rouges, s’envolent dans les airs. Une manière légère de parler d’une époque qui ne l’est pas vraiment. A regarder avec un œil d’enfant.

Arceau Libre comme Pégase

Même s’il est gravé dans la pierre, Pégase, le fameux cheval ailé fils de Poséidon semble vouloir s’envoler du cadran à la seule force de ses muscles saillants et de ses ailes déployées. Il doit sa morphologie vigoureuse au dessinateur Jean-Louis Sauvat, sculpteur, dessinateur, peintre et cavalier émérite. Le corps puissant de l’animal mythologique a été sculpté dans une agate anthracite, comme un camée. Ce savoir-faire ancien de la glyptique, qui est l’art de sculpter les pierres fines, remonte à 5000 ans av. J-C.

La tridimentionalité du cheval ailé fascine. On ne regarde plus les aiguilles sur le cadran, mais les reflets de ses ailes, les nuances de couleur de la pierre, l’envol imaginaire de cet animal mythologique. « Pour réaliser cette montre, nous sommes partis d’un dessin d’une simplicité évidente. Le carré de soie avait une forme de transparence. Comment réussir à la rendre sur un cadran? Nous avons tout d’abord pensé à faire usage du cristal avant d’opter pour la glyptique. Le choix de l’agate s’est imposé. En gravant la pierre, le glypticien découvrait des strates de couleurs différentes qui donnaient à la pièce ses volumes et ses reliefs ainsi que divers niveaux de transparence. C’est la première fois que nous travaillons avec cette technique-là », souligne Philippe Delhotal.

Cette montre et le savoir-faire dont elle est issue peuvent se laisser simplement admirer. Mais si l’on cherche un sens caché en toutes choses, on peut se souvenir que, selon la légende, la créature ailée fit jaillir d’un coup de sabot la source Hippocrène, qui est celle des Muses, et qu’il suffirait de boire son eau pour abreuver la plume de l’écrivain. Cela fait rêver…