La société, la mode et les territoires : chronique No 2

Peut-on se promener sans soutien-gorge en octobre 2020 ?  Test grandeur nature dans plusieurs villes et communes de France. Elisa Palmer

2001. J’ai 16 ans. Safi, notre informaticienne à la maison, est en train de changer de sexe, du pénis au vagin. À ce moment de sa transformation, elle a toujours un appareil génital masculin, mais ses seins sont déjà là. Forts. Et elle en est fière. Je me souviens d’une virée au supermarché où elle arbore un décolleté ravageur entre les rayons, et aussi d’un après-midi à la plage où elle porte, avec une délectation certaine, un maillot de bain deux pièces. Tour d’horizon d’un souvenir d’enfance.

Mes seins, à moi. Quand je pense à eux, et ça m’arrive de temps à autre, je pense à ma mère qui m’a toujours dit : « Lisa, protège ta poitrine, mets un soutien-gorge, sinon tu le regretteras plus tard ». Oui, ma mère, elle parle vraiment comme ça, tout le temps. Du reste, je ne les ai jamais vraiment « protégés », selon ce qu’elle entendait. Je ne porte quasiment jamais de soutien-gorge. Ni à l’école où je donne des cours, ni dans les entreprises pour lesquelles je travaille, ni partout ailleurs. Le sein libre, c’est mon terrain de jeu. De manière générale, je crois que je me sens moins entravée sans. Pas de baleines, pas d’armatures, je m’en console aisément.

Récemment, comme vous tous, je suis tombée sur ce sondage Ifop, contesté, qui assure que II Français sur III, voudraient interdire le « no bra » à l’école. Ce qui semble problématique dans l’histoire, c’est d’imaginer plus « matériellement » des seins (qu’on savait déjà tous ici), et plus particulièrement la vision de ces tétons qui pointent. J’aime bien l’écrire en bâtonnets, II Français sur III, ça me permet de mieux visualiser la mesure du truc.

« Toi quand tu vois une fille sans soutif dans la rue, avec les seins qui pointent un peu, tu te dis quoi ? »

J’avais posé la question via WhatsApp à une dizaine d’hommes de mon entourage, de 14 à 59 ans.

Damien, 25 ans : « Ça attire le regard c’est sûr mais sinon je suis indifférent. »

Philippe, 58 ans : « Aïe, aïe, aïe, je me pose souvent la question lorsque cela m’arrive !!! Tout d’abord, je trouve cela beau car j’aime cette esthétique. Ensuite, j’ai conscience que la femme en face de moi est libre dans sa tête et dans son corps. Elle me plaît. Mais également, moi qui suis d’un naturel plutôt communicant, et prompt à discuter avec les gens, je dois avouer que cela me freine un peu. Et je ne sais pas pourquoi. Cela rend la femme inaccessible, alors que j’aurais envie de lui dire que je la trouve belle. Allo docteur Freud ? »

Romain, 39 ans : « Qu’elle a froid, et que la vie est belle, et que ça va être une bonne journée. Après, je vais pas te mentir… Cela peut probablement m’exciter un peu aussi. Et toi, tu te dis quoi si tu croises un mec dans la rue avec une jolie trace de pénis dans son pantalon ? Le coté excitation, je le mettrais sur le compte de ma génération 80’s, mais que j’assume, élevé au porno « corps brillant, gros nénés, et sexe épilé »… Bref, une hyper sexualisation des corps, et la capacité à sexualiser tout et n’importe quoi. Donc avec ce background, un sein qui pointe stimule facilement l’imaginaire sexuel. Mais encore fallait-il remarquer le détail du sein qui pointe… Il faut être observateur pour ça. Et peut-être un peu obsédé aussi. »

Thierry, 59 ans : « Je ne me dis rien de spécial, si la fille se sent bien comme ça ! Il faut savoir que j’étais adolescent dans les années 70 et que ma mère, très belle à l’époque et aimant provoquer, déambulait mini-jupe, sans soutien-gorge, avec des chemisiers très transparents qui laissaient entrevoir sa poitrine. Les hommes la sifflaient dans la rue et mon père était fier. Et je me disais que j’avais une jolie maman, certes traitée comme un objet de désir, mais comme je constatais que tout ce petit monde était ravi de ce jeu d’exhibitionnisme/voyeurisme, je trouvais ça normal. Inutile de te dire que chez les mamans de mes camarades, ce n’était pas la même histoire… »

Joseph, 58 ans : « On s’est croisés ? »

Olivier, 35 ans : « Rien, je ne fais pas trop gaffe à ce genre de détail. Moi-même, je porte pas de soutif et je pointe souvent. »

Laurent, 54 ans : « Je ne la vois pas. Sauf si elle est très belle ou très laide. »

Ange et Roméo, 14 ans et 15 ans : « Cela rajoute un petit charme. » ; « Les femmes sont libres de faire ce qu’elles veulent contrairement à ce que certains diraient, mais attention à ce que cela ne fasse pas trop vulgaire, mais en conclusion ça me dérange pas plus que ça. »

Franck, 41 ans : « Au-delà du téton, c’est le fantasme masculin qui est en jeu face à cet inconnu qui est devenu tabou. Travaillant dans le milieu de la mode, j’ai passé du temps à voir des corps dénudés, en milieu professionnel. Mais encore cette semaine, alors que les périodes de showroom débutent, je m’aperçois que l’excitation n’est pas là où on l’attend. Ici le téton est banalisé. Mais je me pose la question : est-il banal ? C’est en réalité l’imprévu, le moment volé (ou pas), la suggestion, bien plus que la nudité qui est en jeu. La suggestion de ce téton qui pointe, sous une étoffe, transparente ou non, de cette part du corps féminin d’abord bannie, cachée, puis aujourd’hui devenue pixels. Le téton qui pointe est passé au statut de mythe et n’a pas fini de faire tourner des têtes, la mienne aussi, parfois, pas systématiquement, car l’alchimie humaine conserve tous ses mystères. C’est une rencontre. Cet imprévu qui éveille nos sens, et ça fait du bien. »

Les réponses étaient assez variées, soit ça ne comptait pas vraiment dans le paysage, ils n’y faisaient pas gaffe, soit ils acquiesçaient le pouvoir sexuel, évocateur ou imaginaire des seins, soit ils énonçaient la liberté de la femme dans sa tête et son corps, soit la beauté et l’esthétique l’emportaient. Ou encore, ils pouvaient considérer le brusque accident qui réveille les sens. Mais aucun n’avait souhaité cacher, voire terrer, ce sein qui pointe. Alors ces II Français sur III, bordel, où se cachaient-ils ? Laurent avait rajouté : « Je ne comprends pas le but de ton opération. On sait tous qui en France aujourd’hui est tolérant sur ce sujet (ou d’autres). C’est juste socio-démographique. » Ouais.

J’avais passé rapidement en revue les titres de presse qui avaient parlé du sein ces cinq dernières années : les seins nus des Femen, le sein pris comme œuvre d’art, Facebook qui arrive mieux à supprimer les photos de seins que les vidéos terroristes, la chirurgie esthétique, les faux seins en silicone, le cancer du sein et la reconstruction mammaire, le droit de bronzer topless en Argentine (ou ailleurs), les bienfaits du lait maternel au Cameroun (ou ailleurs), et de nombreuses manifestations grêlées de seins nus pour des causes variées, souvent féminines… Le sein était partout, et d’une certaine manière, en effet, on ne pouvait pas lui échapper. Ça en devenait presque cocasse.

J’avais aussi interrogé deux femmes pour connaître leur point de vue : la modèle Laurie Couratier, très espiègle sur les réseaux sociaux, et mon amie, Nicole, anciennement professeur de français.

Laurie : « Le pouvoir de la pointe des tétons. Pointe des tétons, définition : Micro parcelle de peau qui laisse facilement sens dessous dessus quand elle est sans dessus dessous. »

« Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées. »

On connaît tous ces vers de Molière, écrits il y a plus de 350 ans pour Le Tartuffe et qui résonnent si bien dans notre quotidien de bientôt 2021. Comment un si petit bout de peau, qui existe depuis que l’Homme est Homme, peut-il être (encore et toujours) le sujet de polémiques si virulentes ? Ce qui se passe sur et dans mon corps m’appartient et n’appartient qu’à moi.

Le téton qui pointe est une réaction physique, normale et naturelle. Les propriétaires de pénis et les propriétaires de vulve ont des seins qui pointent.
Mais sur Instagram ou sur les plages françaises, ce n’est pas le sein qui est banni, mais bien le téton. Le téton de femme, plus précisément. Ce téton qui dérange quand il allaite un enfant, ce téton qui perturbe s’il s’érige sous le vêtement.

Le téton, personne ne veut le voir et pourtant tout le monde l’a sur le bout de la langue. Que perçoivent les personnes qui n’en supportent pas la vue ? Deux clitoris gonflés ? Deux petits glands exhibitionnistes, coupables d’excitation sexuelle ? La liberté (légitime, légale, assumée) de ne pas porter de sous-vêtements ?

En 2020, on rédige des articles pour aider les hommes à éprouver du plaisir grâce à leurs tétons, et on réalise des sondages diabolisant ceux des femmes. À l’heure du #bodypositive, comment se sentir épanouis et sereins dans une société qui distille un double discours et qui prône les messages de faux dévots hypocrites ? »

Nicole : « En devenant prof, on nous avait bien dit : tenue neutre, ni enfantine, ni vieillotte, confortable mais pas négligée. Alors un jour, j’ai osé la liberté, subtilement, alors que je parlais des femmes qui brûlaient leurs soutiens-gorge, je sentais que l’absence du mien ne donnait des ailes. Sous mon haut moulant, on voyait se dessiner le galbe… Et la pointe (il fait froid en classe!).

J’ai vu des sourires poindre, et des petits regards en coin, un léger remous. Alors je demande à M. ce qu’il se passe. Il me répond qu’il a du mal à se concentrer parce que je suis « exposée ». Un débat explose : « Toi non plus t’en portes pas ! » retorque F. à son camarade avant de piquer un fard. Et là, je les devine, sous son trop grand tee-shirt, deux billes arrogantes, dures, sérieuses et symétriques. À 30 cm au sud de son épaisse couche d’eye-liner, ce jour-là je crois que ses féminités se sont réconciliées. »

Je me laissais donc porter par le sujet, et la vague d’informations, et pourtant j’avais le sentiment terrible d’être un peu paumée. Honnêtement, je ne savais pas comment tordre le cou à ces 2/3 de Français, malheureusement sincères, qui voulaient me faire porter du soutif.

J’avais d’abord songé à défendre l’émerveillement du vivant. Du tout vivant. Un nouveau code de la vie, poétique, sublime, rageusement naturel, frais, simple, sans drame imbécile porté par une sorte d’hystérie érotique dans une vallée perdue. Puis, je voyais bien que je ne tenais pas la route avec ça.

Alors, j’avais songé à toutes ces autres parties du corps qui pouvaient virer en impatiences sexuelles ou grosses cochonneries de l’esprit : une oreille, un menton, des lèvres, un cou, une nuque, un dos, une épaule, un poignet, une main, des doigts, une cheville, une hanche, une cuisse, un nombril… Après tout, avec un imaginaire béton, il était clair que le téton avait des collègues de fêtes foraines.

« Les seins qui pointent est en effet un de mes sujets de prédilection. Appelez-moi. » Tu penses bien que je l’avais appelé, ce Marc Lemonier. Auteur du bouquin Histoire de Seins, et à mes yeux, une sorte d’expert du téton flingueur. On avait papoté 20 rondes minutes : le sein (nu) d’Agnès Sorel, celui de la Reine Margot, les Incroyables et les Merveilleuses à la fin de la Révolution française, la question du sein public, la super puissance à la fois érotique et transgressive du sein, ce téton qui seulement se dresse et produit de facto une intrusion dans la sexualité…

« Le problème, aujourd’hui, ce sont les mecs qui ne sont plus les complices des femmes sur ce sujet » « car c’est simplement le regard qu’on porte qui banalise ou non la sexualité. » Il l’avait prononcé en deux phrases, mais rassemblées, tout était là. Limpide.

Mon expérience terrain

Croix, 59, région Hauts-de-France. Commune de 21 239 habitants.
Lille, 59, région Hauts-de-France. Commune de 232 787 habitants intra-muros.
Le Pré-Saint-Gervais, 93, région Île-de-France. Commune de 17 680 habitants.
Boulogne-Billancourt, 92, région Île-de-France. Commune de 117 931 habitants.
Paris, 75, région Île-de-France. Commune de 2 187 526 habitants intra-muros.

Dans ces cinq communes, je m’étais « exposée » seins nus, sous des débardeurs trop légers, ou des chemisiers en voile. En dîner de famille, dans des restaurants, dans la rue, dans des taxis, dans des métros, dans des trains…

J’avais décidé de réitérer l’opération le plus souvent possible. Du professionnel au personnel, c’est le sein flottant ou épineux, que je m’étais affichée. Et j’avais tendu l’oreille, encore. J’avais brigué les réactions.

Dans un restaurant racé à Lille, j’avais entendu mon voisin d’à côté, un homme d’une cinquante d’années, dire à haute voix « Je vais avoir du mal à aller jusqu’au bout de mon repas ». Dans le train Lille – Paris, j’avais perçu un regard oblique, interrogateur, mais pas méchant, d’un homme en costume cravate. Dans le taxi, avec mes filles, le chauffeur avait fait des pieds et des mains pour nous aider… D’une gentillesse inouïe. Mais les Gens du Nord sont ainsi faits, et rien ne me laissait vraiment penser qu’il en faisait des caisses parce qu’il choppait un bout de nichon.

La ronde de femmes et d’hommes, que j’avais vus en rendez-vous à Paris, n’avaient rien perçu de choquant ou tape-à-l’oeil. Peut-être que mes seins n’étaient pas assez indécents, gros…  ? Peut-être juste que le téton affranchi leur plaisait ? Peut-être qu’ils s’en foutaient royalement, et que ma conversation les captivait davantage ? J’aime le croire.

Ces expériences urbaines me surprenaient encore car elles ne déclaraient pas de guerres. Loin de là. Ces complices, dont Marc Lemonier m’avait parlé, il y en avait déjà, pléthore, des hommes, des femmes, des non-binaires, et cette liberté du sein qui pointe, comme toutes celles qui seraient assaillies au futur, il fallait les articuler et les réaffirmer sans relâche, aux côtés du monde, pas contre lui, en espérant voir parmi les adversaires, poindre bientôt des complices.

Prometteur, donc lumineux.