La société, la mode et les territoires : chronique No 3

Qu’on le veuille ou non, en quelques mois, le fait de porter un masque est en train d’entrer dans les mœurs. Mais quel genre de masque? Existe-t-il des limites à l’acceptable dans le domaine public ? Elisa Palmer s’est promenée dans les rues de Roubaix avec sur le visage, un masque créé par l’artiste Muriel Nisse.

A la suite de mes deux premières chroniques, j’ai un peu enquêté auprès des gens que j’aime, et parmi eux, ceux qui donnent particulièrement de « bons » avis. Pour aller à l’essentiel, ils m’ont demandé : de faire plus court, de la fureur poétique, à la lumière d’abondantes références littéraires, du « à cœur battant », et surtout plus d’expérience physique et urbaine. Alors voilà.

J’avais rencontré l’extraordinaire créatrice de masques, Muriel Nisse, il y a peut-être bien 2 ans. En fait, c’est rigolo, je suis tombée sur un article qui faisait la part belle à son travail, et je l’ai contactée pour la rencontrer. Avec naturel, sans support prétentieux, elle a répondu. On s’est vues. Et ça a collé entre nous.

Elle dit toujours qu’elle n’est pas vraiment à l’aise quand il s’agit d’écrire sur son travail. Mais brillamment, elle couche quand même ça : « Les gens ont souvent une vision du masque très restreinte, associée aux masques rituels africains ou codifiés vénitiens. Presque désuets ou « kitch ». C’est un objet qui fait souvent peur, qui dérange ou seulement vu comme quelque chose de décoratif. Pour beaucoup de gens, ce n’est pas un objet qu’on porte ou qu’on s’approprie, contrairement à aujourd’hui où le mot entre dans le langage courant, et où les gens sont amenés à en porter un tous les jours, ce qui est inédit ! Il est d’habitude surtout vu comme un objet qui sert à cacher alors que pour moi, il révèle. Il révèle notre liberté d’être et notre créativité en étant un support de création totale. C’est loin d’être un objet de musée figé dans le temps, comme le perçoivent la plupart des gens. »

Quand j’ai téléphoné à Muriel pour lui parler de ma troisième chronique, et de son sujet, le masque créatif et intégral, à travers une expérience urbaine à Roubaix, elle savait déjà ce que j’allais lui demander. Elle m’a fait parvenir deux masques, aussi sublimes et bien « barrés/gratinés » l’un que l’autre. J’ai opté pour celui qui me laissait le mieux voir les gens que j’allais croiser. Il était balèze, vraiment costaud, tressé, ornementé, perlé, et même moustachu. Un bijou d’une grande beauté. Quel pied, et… Indeed, quelle trouille.

Mon expérience terrain

Roubaix, 59, région Hauts-de-France. Commune de 96 077 habitants.

C’était une de ces journées fanées, qu’on déchirerait bien du calendrier des (faux) éboueurs aimanté au frigo. Je n’étais pas capable de faire grand chose, excepté la sieste ou un (très) semblant de ménage. Puis (j’avoue) j’avais écouté Djadja d’Aya Nakamura dans ma salle de bain, j’écoute pas réellement la qualité des paroles, ça tombe bien, mais le rythme m’avait surprise. Et ce va-et-vient, depuis mon bassin, m’avait sorti de ma torpeur végétative.

Il faut aller vite dans ces moments de grand boost, sinon on se dégonfle aussi vite qu’un soufflé foiré. J’ai enfilé la tenue lambda du 21e siècle : un jeans slim noir, un sous pull col roulé seconde peau noir, et un joli manteau d’hiver noir. J’ai mis dans un sac en papier l’Objet, et j’ai claqué la porte. Dans la rue, je n’ai pas osé tout de suite le mettre. Je me suis laissé porter par la phase d’observation.

Après une trentaine de minutes de chauffe, il fallait le porter, le poser sur ma tête, au milieu de ce boulevard à Roubaix. Et NON, je le dis souvent, mais je le répète, ça donne du poids à l’idée, je ne souhaite pas être accompagnée dans mes expériences urbaines démentes, parce que l’appui de l’autre fausse tout, et de surcroît, passer pour une influenceuse, même multi-territoriale, accompagnée de son photographe me porterait un coup fatal… Je ris seule. Mea culpa aux quelques influenceuses que j’adore et qui se reconnaîtront, je vous laisse quand même votre job.

Je l’ai finalement posé sur ma tête, ce sublime masque de Muriel Nisse. Les premières minutes sont toujours très spéciales car c’est du jeu pur, celui de la transformation, et on n’y est pas encore. On n’est pas passé de l’autre côté, et l’objet reste encore dans le champ de l’altérité, et ne vient pas mordre notre identité. Ça impose une première tonalité. Passées ces premières minutes récréatives, je le porte, cet accessoire, merveilleux et dérangeant, et je marche sur ce boulevard passant.

Chaque personne croisée est une épreuve. Assez lourde. Ça me coûte dans l’expérience et le moment. Je le sens dans la chair. Dans la tête. C’est évidemment compliqué, là. C’est pas tranquille. Je passe par des rencontres qui me laissent penser que j’inspire tour à tour de l’épouvante, de l’énigmatique, du désordre, de la folie, de la confusion, etc… Personne ne me parle, personne ne me dit bonjour (dans le Nord?), personne ne me lance un sourire. A chaque rencontre, je négocie avec moi-même pour ne pas le retirer, pour ne pas me simplifier la vie, ne pas court-circuiter l’expérience, et la laisser juste un peu, davantage, infuser en moi, sur les autres aussi. Et d’une certaine manière, tendre aussi la main à ce masque, qui – balèze – roule sa bosse, fait son job, et – en effet – ne me cache presque plus.

Mon amie pantinoise (je ne peux pas me retenir quand je peux citer le 93), la psychanalyste Olivia Bellanco m’avait envoyé ceci dans un corps d’e-mail : « Le masque n’existe pas en soi-même et par soi-même » disait Claude Lévi-Strauss qui s’est attaché, dans son œuvre d’anthropologie structurale, à le décrire dans la différence qu’il entretient avec d’autres masques. Car le masque est un fait culturel. Il est présent pour l’humanité depuis longtemps, de la peinture que les hommes s’affublent, aux masques de déguisement divers et variés, jusqu’aux masques chirurgicaux ou en tissu d’aujourd’hui. Le masque est à la fois ce qui cache tout en dévoilant, qui attire le regard sur ce qui reste caché. Il marque à la fois un temps chronologique, une croyance mythique ou symbolique et suit le discours social. Aujourd’hui, en pleine pandémie, nous pouvons dire que le masque est l’un des attributs du discours scientifique dans lequel chacun est pris. Il donne le rapport que l’on entretient à l’autre et à son propre corps. Il n’existe pas sans un corps pour le porter. Mais il est support de différence et vient dire comment chaque sujet se situe par rapport au discours contemporain : se situant parfois contre (sans masque), assujetti mais de façon décalée (un port de masque sous le nez ou pendant à une oreille), ou bien pris dans le réel de la maladie. D’autre part, nous voyons également comment cet objet est saisi dans le discours capitaliste, celui fait d’objets dont nous tirons une certaine satisfaction : le masque se pare de différents tissus et s’assortit parfois à un habit ou un sac. Le masque n’est donc plus un cache mais un miroir où s’entrevoit comment le sujet se situe par rapport à lui-même et aux autres. »

Du plus court, de la fureur poétique, à la lumière d’abondantes références littéraires, du « à cœur battant », et surtout plus d’expérience physique et urbaine, est-ce que cela pourrait ressembler à ça ?

A mercredi prochain.