Sa mère en toutes choses

Le deuxième livre de Ludivine Ribeiro, qui sort le 31 août, n’est pas un roman, mais un ouvrage fait de mots et d’images: celles des objets ayant appartenu à sa mère disparue. A travers eux, l’écrivaine a réussi à traverser les périodes les plus sombres de son deuil. Un ouvrage qui, loin d’être autocentré, parle avec douceur à tous les endeuillés. Isabelle Cerboneschi

Comment survivre au décès de l’être qui nous est le plus cher au monde? La journaliste et écrivaine Ludivine Ribeiro a perdu sa mère il y a dix ans. A ses yeux, cette disparition était inconcevable, inacceptable, invivable, insurmontable, tout cela à la fois et même pire.

Patiemment elle a établi une collection d’objets que sa mère lui a laissé, a mis des mots dessus et en a fait un livre – Ma mère en toutes choses – presque sans l’avoir voulu. Le résultat est un ouvrage à la fois tendre et bouleversant qui parle à tous ceux qui se sont retrouvés amputés d’un être plus cher que tout.

INTERVIEW

Parler d’une personne disparue à travers les objets qu’elle a aimés, qu’elle vous a laissés, était-ce la manière la moins douloureuse d’aborder cette souffrance?

Ludivine Ribeiro : Ce n’est pas vraiment comme cela que ça s’est passé. Je ne pensais pas en faire un livre. J’essayais juste de survivre à un moment où j’étais en panique totale: ma mère n’était plus là, j’avais l’impression qu’elle avait disparu de la surface de la terre et c’était une idée insupportable. Jusqu’au jour où cette idée m’est venue: « mais non, elle n’a pas disparu, regarde, il y a tout autour de toi des objets qui viennent d’elle!» J’ai sorti mon appareil photo et j’ai photographié chaque chose qu’elle m’avait donnée ou dont j’avais hérité. J’ai commencé à écrire des mots sous chacune. Cela a pris du volume et j’ai vu que quelque chose était en train de se construire Mais ce n’était pas le but au départ.

Qu’est-ce qui vous a convaincue d’en faire un livre?

Il m’a semblé à des moments que je touchais à quelque chose d’universel. Mais le processus a pris du temps: le jour de la sortie de mon livre (le 31 août 2023, ndlr), cela fait dix ans que ma mère est décédée. Les premières années, je n’arrivais pas à écrire deux lignes. Je me contentais de prendre des photos. Ce n’est qu’au bout de six ou sept ans que j’ai réussi à écrire. Pendant ces années, des amies ont perdu leur mère, elles aussi. Je leur ai envoyé quelques chapitres et même si leur expérience était très éloignée de la mienne, j’ai vu que cela leur faisait du bien. Cela m’a encouragé à continuer. Au départ, mon manuscrit était deux fois plus gros: je voulais faire quelque chose d’exhaustif, comme un dictionnaire où il y aurait tous les petits morceaux de ma mère dedans qui ne disparaîtraient plus. Elle serait enfermée dans un livre.

En vous lisant, j’ai pensé que le décès votre maman était récent car vous n’avez pas ancré ce moment dans une temporalité. C’était voulu?

Oui parce que j’ai l’impression que c’était hier. C’est comme si j’avais perdu la notion du temps dans ce deuil-là. Le livre pourtant est chronologique: je parle de mon ressenti, de mes sentiments des débuts et comment ils évoluent au fil du temps. Mais ce n’est pas très précis. Il y a une chronologie du deuil mais ce n’est pas une histoire: c’est une expérience.

Avez-vous conscience que ce livre a la capacité de réveiller en chacun un souvenir, un objet, un sourire et qu’il crée un lien avec les endeuillés?

Non, mais ce serait beau si c’est ce qui se passe à la lecture du livre. C’est un espoir que j’ai. L’idée n’est pas de réveiller la souffrance, mais de donner des pistes pour survivre aux deuils les plus difficiles. On peut trouver des choses toutes simples pour ne pas sombrer.

Avez-vous aussi le sentiment que face au deuil d’une personne, on lui ment? On lui dit qu’avec le temps cela ira mieux or ce n’est pas vrai: cela ne va jamais mieux…

Ce qui m’a perturbée, c’est que j’avais l’impression qu’autour de moi, les gens qui perdaient un parent s’en sortaient mieux que moi et que je n’étais vraiment pas douée pour le deuil. Du coup je n’osais plus en parler. On me disait « dans un an, tu verras, cela ira mieux », or j’allais de pire en pire. Je ne sais pas si tout le monde fait bonne figure pour ne pas déranger les autres ou si c’est plus simple pour certains? Cela semble être un sujet tabou de perdre ses parents, alors qu’en principe on passe tous par là. On nous raconte toutes ces histoires de résilience, que l’on reprend la vie où elle s’est arrêtée mais ce n’est vrai. La vie d’avant n’existe plus.

Vous écrivez: « on croit que le deuil c’est apprendre à vivre sans, alors que c’est l’inverse. L’absence n’est pas le contraire de la présence mais la présence amplifiée, exaltée, démultipliée, et il faut se débrouiller avec ça désormais, ce mélange de vide et d’envahissement. » Vous sentez-vous envahie?

Oui, mais sans le côté négatif de l’envahissement. Je trouve que les personnes disparues sont plus présentes que les autres. Et quand je dis qu’elles sont présentes, ce n’est pas une présence malveillante ou pesante, même si c’est extrêmement douloureux. J’ai l’impression que ma mère est là tout le temps, tout comme mon père qui est parti peu de temps après,… J’ai l’impression qu’ils m’accompagnent, m’envoient des signes, me protègent.

Quel genre de signes par exemple?

Le titre de travail de mon livre, c’était « MA ». L’éditeur l’avait trouvé trop obscur et on l’a changé. Pendant nos dernières vacances, avec mon mari, nous sommes partis en Italie, là où j’allais enfant et où commence le livre justement. J’étais au bord de la mer le jour de l’anniversaire de ma mère, qui est une date douloureuse pour moi. Je regardais les vagues quand soudain j’ai reçu un gros morceau de bois flotté sur le pied. J’ai voulu le ramasser, mais il était trop lourd. En essayant de le tirer, j’ai vu qu’il y avait quelque chose d’écrit dessus et c’était gravé « MA ». J’ai fait des photos et je l’ai laissé à la mer. Bien sûr que l’on peut dire que c’était une coïncidence, que deux amoureux qui s’appelaient Michel et Alice l’avaient gravé, mais en attendant, le jour de l’anniversaire de ma mère, ce morceau de bois avec le titre de mon livre est arrivé comme pour me dire « je suis là ».

Ces signes vous aident-ils à survivre?

Oui, mais on en devient un peu dépendant.

Comment expliquez-vous ce sentiment de culpabilité que l’on ressent quand on perd l’être que l’on chérissait le plus au monde et que l’on se demande: « pourquoi cette personne est-elle partie et pas moi »?

Je ne l’explique pas. Je traîne la culpabilité du survivant depuis longtemps. Il paraît que c’est normal. Cette culpabilité-là et aussi celle de ne pas en avoir fait assez de leur vivant.

Vous écrivez: « Moi petite est partie avec elle, il n’en subsiste plus rien, plus aucun souvenir nulle part. Plus personne ne me regarde comme un enfant. Et c’est un autre deuil à faire, cette partie de moi disparue, qu’aucune mémoire aimante ne pourra ressusciter ». Mais finalement, parler d’elle c’est aussi parler de vous en creux et de vous souvenir de cette petite fille que vous avez été?

Mais je ne m’en souviens pas sans elle! Je ne me rappelle pas comment j’étais, le caractère que j’avais, ce que j’aimais ou pas, sauf ce qu’elle m’a dit de moi. Parfois, j’aimerais lui demander quelque chose mais je ne peux plus. Elle était la mémoire de moi et de la famille, aussi. C’est comme si le disque dur de votre ordinateur disparaissait: des choses sont perdues. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est bizarre parce qu’on a l’impression que l’on peut tout retrouver avec notre ami Google. Or il ne sait rien sur moi petite, ni sur l’histoire de ma famille, ni sur ma mère. Google ne sait rien sur les personnes qui ne sont pas célèbres.

Pourquoi évoquer Google?

Parce qu’il m’a beaucoup aidée. Avant, j’appelais ma mère tout le temps pour lui demander des choses banales que je ne mémorisais pas comme: « Combien de temps faut-il cuire les haricots? ». J’ai pris l’habitude de poser la question de la même façon à Google et il me répond. C’est un petit soulagement, mais il ne sait pas tout.

Avez-vous une expression particulière que vous gardez de votre mère?

Elle était née à Brombach, en Forêt-Noire et elle m’en a laissé plusieurs, comme celle-ci: « Morgen früh ist die Nacht vorbei”, « Demain la nuit sera finie », disait-elle parfois, bien que nous sachions toutes les deux que ce n’est pas toujours vrai.

Vous écrivez que vous cherchez dans les chiffres « une logique secrète, une équation mystérieuse qui pourrait tout expliquer, donner enfin un sens à tous les drames, à toutes les séparations. » L’avez-vous trouvé ce fameux sens caché?

Toujours pas, mais je suis sûre qu’il y en a un. Je pense qu’un jour je trouverai.

Comment survivre à tout cela?

Je n’en ai aucune idée. Il me semble que l’on ne devrait pas survivre à des chagrins aussi terribles: on devrait être pulvérisé sur place et bizarrement on survit. Je trouve cela à la fois émerveillant et choquant. J’essaie de voir le côté merveilleux de cela. Ma mère aurait voulu que je regarde ce côté-là.

Ma mère en toutes choses, Ludivine Ribeiro, ed. Arléa, août 2023