« Créer un étui de rouge à lèvres en verre, c’était un rêve! »

Dès le 1er septembre, Chanel lance un nouveau rouge à lèvres: 31 LE ROUGE. Ce qui est révolutionnaire, ce n’est pas tant sa texture, ni ses couleurs, mais son étui. Il est en verre, rechargeable, pérenne et surtout, il est beau. Sylvie Legastelois, la Directrice de la Création Packaging et de l’Identité Graphique de Chanel, l’a dessiné. Rencontre. Isabelle Cerboneschi, Paris

En juillet dernier, une invitation elliptique à découvrir un nouveau rouge à lèvres Chanel m’est parvenue. Etait-ce une nouvelle formule? Une forme révolutionnaire? Un nouveau contenant? Une nouvelle manière de l’appliquer? Après quelques recherches autour des brevets récemment déposés par la marque, aucune piste n’est apparue. J’ai donc décidé de vivre pleinement l’expérience de la découverte.

Tout a commencé par la visite de l’appartement de Gabrielle Chanel, au 31 rue Cambon. Un peu comme un jeu de piste, certains éléments devaient nous mettre sur la voie, mais lesquels? Le fameux escalier de miroirs qui mène aux ateliers de haute couture? Les paravents de Coromandel ornant l’intérieur? La bibliothèque emplie de livres reliés? Un peu de tout cela…

Après avoir traversé un tunnel de miroirs bordés de lumière rouge, sorte de passage hybride entre la galerie des Glaces et une œuvre de Dan Flavin, des images kaléidoscopiques du fameux rouge à lèvres étaient projetées sur des écrans. La mise en scène avait été conçue pour retarder le moment de la découverte qui s’est faite très sobrement, sur des présentoirs. Le rouge à lèvres 31 LE ROUGE n’est pas noir, comme tout les objets de beauté de Chanel, mais translucide. Il s’agit d’un étui de verre – une première – dans lequel est serti un fût de métal contenant le raisin.

Les femmes se colorent les lèvres depuis l’Antiquité et le premier bâton de rouge remonte à 1880: il s’appelait « Ne m’oubliez pas » de Guerlain. Gabrielle Chanel avait lancé le sien en 1924. Le nouveau rouge de Chanel s’inspire du modèle original avec son étui rechargeable. Lorsque l’on sait qu’il se vend chaque année dans le monde environ 900 millions de rouges à lèvres, soit près de 27 tubes par seconde, l’idée d’un produit pérenne est plus que bienvenue. « Pour en simplifier l’usage j’ai choisi de le fermer avec un aimant, comme les flacons Les Exclusifs ou Bleu de Chanel. L’étui de verre est enchâssé dans une boîte en carton que l’on peut recycler et le rouge est vendu avec une pochette de suédine noire matelassée», explique Sylvie Legastelois, la Directrice de la Création Packaging et de l’Identité Graphique de Chanel, qui a dessiné cet objet.

Rencontrer Sylvie Legastelois, c’est avoir le bonheur de parler avec un témoin de l’évolution de la maison depuis 1984. Elle est entrée chez Chanel un an après Karl Lagerfeld et a été formée par Jacques Helleu, l’homme qui a créé la montre J12 et qui a mis en scène Catherine Deneuve ou encore Vanessa Paradis dans des campagnes de publicités qui ont révolutionné le genre. « Jacques Helleu m’avait confié le design des parfums, des soins, du maquillage et du packaging de l’horlogerie et de la joaillerie », explique-t-elle. On lui doit donc la création de tous les objets de beauté et des flacons de parfums comme Allure, Chance, Gabrielle, Bleu de Chanel, etc. Elle est également chargée d’assurer la pérennité de l’iconique flacon du N°5 qui ne cesse d’évoluer et qu’elle a revisité en 2012.

Sylvie Legastelois n’aime pas follement la lumière, raison pour laquelle elle apparaît peu souvent. Sa trajectoire s’inscrit dans un long chapitre de l’histoire de Chanel sur lequel elle a levé le voile lors d’un entretien exclusif.

INTERVIEW

Quelle était l’intention derrière la création de ce rouge?

Sylvie Legastelois : C’est un rouge à lèvres durable que l’on peut transmettre. Chanel a mis tout son savoir-faire dans sa formule et notre ambition était de créer un objet précieux pour le contenir. Un peu comme pour le parfum Gabrielle: Olivier Polge avait inventé un parfum et ma mission était de créer un contenant à la hauteur du contenu. Cet objet précieux est inspiré de l’univers de Mademoiselle Chanel et de son appartement du 31 rue Cambon, mais aussi de tous les métiers d’art qui me nourrissent.

Le mouvement vers un développement durable touche désormais tous les domaines de la création. Ce rouge était-il une manière d’inscrire la beauté Chanel dans ce mouvement de durabilité?

Les matériaux qui composent 31 LE ROUGE, sont à la fois esthétiques et répondent aux normes de durabilité en vigueur car le verre qui compose son écrin et l’aluminium du fût dans lequel se trouve le raisin, sont recyclables à l’infini. Dans les années 1930, Gabrielle Chanel avait déjà créé des recharges pour ses rouges à lèvres. On appelait cela des « rechanges » car à l’époque on ne changeait que le petit bâton de rouge. C’est dans les années 1970 qu’on les a rebaptisées « recharges ». Nous avons rejoint l’histoire. Il était évident que cet objet devait être ancré dans son époque et donc répondre aux exigences de durabilité. Ce sont beaucoup de contraintes mais nous n’avons plus le choix.

Quel est le plus grand challenge auquel vous avez dû faire face?

La finesse du verre et aussi faire en sorte qu’il ne vibre pas trop aux endroits techniques afin que l’on puisse le sertir d’une bague de métal. Je réalise toujours une maquette des objets que je souhaite créer et, dès le lendemain de la validation du projet par le propriétaire, il m’appartient de faire de ce rêve une réalité avec les contraintes techniques et temporelles qui s’imposent. Nous avions pensé lancer ce rouge en 2022 mais nous n’étions pas prêts. Quand on crée, c’est une chance inouïe d’avoir le temps de bien faire les choses et de les lancer quand on est fier de ce que l’on a réalisé.

Pourquoi le choix d’un étui en verre?

Je ne voulais pas un gramme de plastique dans cet objet. Je souhaitais aller vers le futur. Créer un étui de verre, c’était un rêve! J’ai travaillé avec l’un de nos fabricants au Japon. Personne d’autre que lui n’était capable de le réaliser ainsi, que ce soit en France ou en Italie. Cela a pris du temps.

Combien de temps?

Il a fallu quatre ans de développement pour parvenir à cette forme. Le premier jet était plus massif et ressemblait plus à un spray qu’à un rouge à lèvres. J’ai demandé au maître verrier de réduire au maximum l’épaisseur du verre. Deux anneaux dorés protègent les extrémités. C’est la première fois que nous avons une double bague, chez Chanel.

Quand on regarde l’étui avec son fût métallique, on pense immédiatement au grand escalier en miroir qui mène aux ateliers de haute couture du 31 rue Cambon. C’était voulu?

Bien sûr. C’est aussi ce qui nous a donné envie d’avoir un fût en métal argenté. Si nous l’avions fabriqué en doré, la référence aux miroirs aurait complètement disparu et par ailleurs, cette teinte ne rendait pas hommage au verre: on ne le voyait plus.

Que représentait Chanel pour vous avant d’y travailler?

Ma mère portait le N°5 et à ses yeux, cette maison était un mythe. Quand j’avais 17 ans, avec mon premier salaire gagné lors d’un job d’été, je me suis offert l’Ombre Cristalline, un boîtier de maquillage Chanel. J’avais l’impression de rentrer dans un monde que je voyais à travers le prisme maternel. Mais je n’envisageais pas d’y travailler. J’avais fait une école d’art dont j’étais sortie major de promotion, ce qui m’a valu d’avoir tout de suite un emploi. J’ai travaillé trois ans en agence, jusqu’au jour où j’ai rencontré une personne qui faisait une école de peinture en trompe-l’œil: faux bois, faux marbre, petits anges au plafond, etc. J’ai trouvé cela magique. J’ai appelé l’Institut Supérieur de Peinture Van Der Kelen, à Bruxelles. Une place s’était libérée et j’ai pu travailler avec un maître, Monsieur Van Der Kelen, un vieux monsieur de 80 ans. Je suis sortie de l’école avec une médaille d’or. J’avais 25 ans, je rêvais de monter mon entreprise, de peindre les appartements parisiens et des anges partout.

Comment êtes-vous arrivée chez Chanel en 1984?

Je suis arrivée au moment du lancement du parfum Coco. Une amie qui travaillait chez Chanel m’a encouragée à montrer mon dossier à Jacques Helleu, le directeur artistique des parfums et de l’horlogerie, qui cherchait à engager quelqu’un. Je ne voulais plus travailler dans un bureau, mais j’y suis allée quand même, espérant qu’il me ferait travailler en free-lance. Il a regardé mon book, l’a refermé et il a dit à son bras droit: « je la veux! ». Au bout d’une heure passée avec le chef du studio, je suis repartie avec une feuille d’embauche. J’ai accepté, pensant que j’y resterais un an, que cela me ferait une belle ligne sur mon CV et qu’après, je pourrais créer mon entreprise. Mais Jacques Helleu m’a complètement happée. A l’époque, il dessinait des bijoux et il avait la responsabilité des décors, des vitrines et de l’architecture de la mode. Karl Lagerfeld était arrivé en 1983 et à l’époque il n’y avait pas autant de boutiques qu’aujourd’hui. Au début, je passais six mois dans les ateliers à peindre des paravents pour la mode. J’adorais. Cela a duré jusque dans les années 1990, quand il y a eu une scission avec les activités de la mode.

Quelle fut la plus grande leçon transmise par Jacques Helleu?

L’excellence. Jacques était un visionnaire. Nous avons pu travailler ensemble parce que mon perfectionnisme a répondu à ses exigences. Il m’a aussi appris l’humilité. J’étais dans l’ombre et comme il était très pris par la communication et les films, il m’a laissé beaucoup de liberté dans la création. J’ai aussi appris de ses silences. Il parlait assez peu mais tout ce qu’il exprimait était juste. Il disait : « Quand vous commencez à expliquer ce que vous avez fait, c’est que vous vous êtes trompée.» Il avait une grande rigueur et énormément de talent. S’il a pu m’en laisser un peu… Quand il est parti, malgré ma tristesse, j’ai eu le sentiment que je n’avais plus qu’à avancer sur l’autoroute qu’il avait construite.

Comment réussit-on à créer des flacons aussi différents que Chance, Egoïste, Allure, Coco Noir, Gabrielle, en respectant les codes de Chanel tout en les dépassant?

C’est une affaire d’intuition. Il existe des codes fondateurs chez Chanel, mais si l’on regarde l’historique du flacon du parfum N°5, on voit qu’il a su évoluer avec le temps. La dernière fois que je l’ai retouché, c’était en 2012. L’héritage que nous a laissé Gabrielle Chanel, c’est de regarder devant. Comment respecter les codes et en inventer d’autres? Le flacon du parfum Bleu de Chanel, par exemple, c’est l’histoire qui me l’a inspiré. Gabrielle Chanel avait créé trois flacons dans les années 1930: le Beige de Chanel, le Rouge de Chanel et le Bleu de Chanel dont la production a été arrêtée avec l’arrivée de la guerre. J’avais envie de bleu. Je me suis souvenue qu’il existait ce nom dans le patrimoine. Cette couleur est apparue comme une évidence. J’ai visité le musée Galliera où j’ai découvert des robes d’un bleu très sombre, que je n’avais jamais vues auparavant. C’est ainsi que ce flacon est né.

En créant ce nouveau rouge à lèvres en verre, vous créez un nouveau code.

J’ose espérer que la double bague dorée deviendra un nouveau code. C’est le succès de l’objet qui assurera sa pérennité. Si dans vingt ans on se rend compte que cet étui est passé de mode, on aura tout le loisir de le retravailler, comme on le fait pour le N°5.

Avant de découvrir ce nouvel objet j’ai effectué des recherches dans les brevets que vous avez déposés et je n’ai rien trouvé.

Parce qu’un brevet n’est pas lié au design mais à la technique: on ne peut pas déposer le brevet d’un mécanisme ancestral.

On attribue cette citation à Gabrielle Chanel: « Si vous êtes triste, mettez du rouge à lèvres et attaquez ». Cette phrase vous parle-t-elle?

J’ai une personnalité assez forte et ce n’est pas une phrase que j’aimerais m’attribuer. Je préfère cette citation de Gabrielle Chanel: «Si vous êtes née sans ailes, ne faites rien pour les empêcher de pousser. » Il y a quelque chose de l’ordre de la protection et de la confiance dans le geste d’utiliser un rouge à lèvres, et ce, indépendamment de la beauté. J’ai des lèvres fines et je ne vais pas m’autoriser la couleur rouge. En revanche, j’aime beaucoup la teinte «  Roman » inspirée des livres reliés de cuir du 31 rue Cambon et que je porte aujourd’hui. C’est moi, en mieux.

Le Rouge à Lèvres 31 LE ROUGE sera en vente dès le 1er septembre à la Boutique Chanel Parfums et Beauté au Bon Génie à Genève, chez Globus Genève, Jelmoli Zürich et sur le site e-commerce chanel.ch. Les Boutiques Chanel Mode de Genève et Zürich le vendront durant une période limitée au mois de septembre.