Que signifie Mazal U’Bracha ?

C’est une tradition unique au monde, elle n’existe que dans l’industrie du diamant et des pierres précieuses: deux mots qui valent un contrat signé. La valeur de la parole donnée est l’un des fondements de ce commerce si discret, et ce depuis le XIXe siècle. Mais d’où vient cette tradition appliquée par tous les marchands, tous les négociants, quelle que soit leur religion ou leur nationalité? Photos:© Scott McDermott. Texte: Isabelle Cerboneschi

La scène s’est déroulée dans les bureaux d’Emco Gem Inc, à New York, une société spécialisée dans le négoce d’émeraudes colombiennes. Sur la table de gauche, Oren Nhaissi me présente une suite d’émeraudes, sur la table de droite, Thomas Faerber, négociant en pierres précieuses et bijoux anciens et co-fondateur du salon GemGenève, admire une pierre et parle avec Yaron Nhaissi. Ils discutent à voix basse.
– Vous l’avez achetée?, demandé-je à Thomas Faerber?
– Non, je n’ai pas dit Mazal, répond-il.
– Mazal?
– Je n’ai pas dit « Mazal U’Bracha ». Ce sont les mots que l’on prononce quand on conclut un marché dans notre métier, cela a valeur de contrat, poursuit-il.

Depuis ce jour, je n’ai eu de cesse de comprendre d’où venait cette tradition qui ressemblerait à une utopie si elle n’était pas réelle et ancrée dans la tradition depuis plus d’un siècle.

Quelques émeraudes brutes, chez Emco Gem Inc, New York. Photo: © Scott McDermott.

Dans l’industrie des pierres précieuses, donner sa parole avec une poignée de main en prononçant la formule « Mazal U’Bracha » fait partie de ces règles non écrites qui régissent le commerce. Et cela suffit pour s’échanger une pierre, quelle que soit sa valeur. « En disant « Mazal », on donne sa parole. On n’a pas besoin de signer un contrat. C’est fantastique!  C’est une industrie étonnante, basée sur la confiance », explique Lili Goldberg, la veuve de William Goldberg qui fut l’un des rois du Diamond District, à New York. En effet, des milliards de dollars passent chaque année d’une main à une autre, ou plutôt d’un compte à un autre, sur la seule valeur de la parole donnée. « Quand vous dites Mazal U’Bracha, la vente est faite, explique Jacob Gueron, de Heritage Gems, L.L.C. Vous ne pouvez plus dire je regrette ou revenir en arrière. »

Mais que signifie cette expression? « Mazal veut dire « bonne chance » et Bracha: « je te donne ma bénédiction ». La pierre est passée chez toi et avec tout mon coeur, je souhaite que tu aies de la chance avec cette pierre, que tu puisses la vendre et je te bénis », explique le rabbin David Leybel, de Leybel-Elieli Diamonds Ltd.

« Il y a beaucoup de superstition dans ce négoce, poursuit-il. Quand on dit de quelqu’un qu’il a « une mauvaise main », cela veut dire que lorsqu’on achète une pierre chez lui, on ne gagne pas. Quand on dit « j’ai une bonne main avec toi », cela veut dire qu’entre l’acheteur et le vendeur, une chimie s’est installée et que chaque fois que l’un achète chez l’autre, il gagne. Il faut donner la pierre avec tout son coeur pour qu’elle puisse être vendue, donc Mazal U’Bracha, c’est une manière de dire: « tu vas bien vendre ta pierre car je te l’ai donnée de tout mon coeur. »

Mais qui a prononcé cette phrase en premier? Selon les sources, les opinions divergent. «Certains affirme que la phrase viendrait de Maïmonides, mais il ne travaillait pas dans le diamant, souligne le rabbin David Leybel. Il paraît que cette phrase apparaît déjà au XVIIIe siècle, dans certains contrats. Les juifs se sont beaucoup investis dans ce commerce, à commencer par les exilés qui se sont rendus en Hollande après avoir été expulsés d’Espagne en 1492. A l’origine, la bourse du diamant était basée en Hollande. La communauté juive d’Amsterdam était très ouverte, elle était formée de juifs qui étaient venus d’Italie, d’Espagne, du Portugal, comme la famille de Spinoza qui avait fui l’Inquisition. Il y régnait une grande ouverture d’esprit. Ensuite la bourse est passée à Anvers. Du fait que celle-ci était tenue par des juifs, cette phrase est entrée dans la tradition. C’est une manière de dire: « marché conclu ». Et si celui qui a dit Mazal se rétracte, il peut être poursuivi car c’est comme s’il avait signé un contrat. Quand j’ai commencé dans ce commerce, on disait Mazal, on déchirait un petit morceau de papier, on écrivait dessus le nombre de carats, le prix, et on signait. La parole valait contrat. »

« Cette phrase est utilisée depuis le XIXe siècle, et cela a commencé à la bourse du diamant à Amsterdam, là où étaient coupés les diamants, explique Eli Nhaissi, de DDI Diamond Distributors, Inc, à New York. A l’époque, le Gemmological Institute of America (GIA) n’existait pas encore, ni le Rapaport Diamond Report (utilisé comme base pour établir le prix des diamants blancs taillés, ndlr). Il y avait beaucoup d’incertitude autour des bruts. C’était un métier très spéculatif. On pouvait faire de gros profits ou de grandes pertes avec un brut. Donc les négociants ont commencé à utiliser le mot « Mazal », afin de ne pas perdre de l’argent. Puis est venu « Bracha » , qui était une bénédiction. Quand on vous vendait un diamant, on vous souhaitait tout d’abord d’avoir de la chance, de ne pas perdre de l’argent, et ensuite de savoir utiliser cette somme en pleine santé, avec joie et générosité, de la dépenser en faisant du bien autour de vous, de donner à une oeuvre de charité, à votre famille, à vos amis… Voilà la raison pour laquelle ces deux mots ont été utilisés ensemble. »

« Il y a peu de temps, et pour la première fois, nous avons dû faire appel à un cabinet d’avocat pour protéger notre licence sur la taille de diamants Ashoka et notre marque, explique Saul Goldberg président de William Goldberg. Mais j’ai travaillé dans cette industrie toute ma vie, toutes les transactions se sont toujours soldées par une poignée de main, et jusqu’à présent je n’avais jamais eu à faire avec des avocats. Cette formule, Mazal U’Bracha, représente tout! »

Je lui demande comment une telle chose est possible à une époque où les contrats font facilement une centaine de pages? « Je ne sais pas, répond-il. Nous avons fait je ne sais combien de foires de Bâle, sur notre stand nous avons passé des heures avec des clients qui venaient d’Arabie Saoudite, du Koweït, du Liban, de Syrie, d’Abou Dabi, du Japon, et à la fin nous nous serrions dans nos bras, nous faisions « Mazal U’Bracha » et nous tenions tous paroles. Il n’y avait aucune animosité entre nous, aucune discussion politique. Quand je pense à cela, à toutes ces interactions dans notre industrie, je me dis que le monde devrait être en paix! Cette phrase transcende les problèmes du monde. »

Mais ces deux mots ne sont pas sans conséquence. Ne pas tenir sa parole, s’est risquer de se retrouver devant un tribunal, sans parler du fait que l’on perd sa réputation, qui est le nerf de la guerre dans ce métier. La confiance et la réputation, ce n’est pas comme un diamant, cela ne s’achète pas. Elles se gagnent tout au long d’une vie professionnelle et si on les perd, elle ne reviendront pas.